La chronoquoi ?
Architecture et urbanisme sont souvent décrites comme des disciplines liées à l’espace, à son organisation, à son optimisation. L’approche chronotopique propose d’y associer plus systématiquement une dimension temporelle. Elle est l’héritière du concept de « géographie temporelle » développée dans les années 70 à l’Université de Lund ou de l’idée de « rythmanalyse », proposée par le sociologue Henri Lefebvre. Elle a pris sa définition actuelle à la fin des années 90 avec les travaux du Politecnico di Milano, qui mettent en avant la question de l’intensité des usages. Aujourd’hui, la chronotopie des aménagements est mise en avant afin d’optimiser l’utilisation des espaces, mais également de favoriser l’entretien du lien social ou la préservation des ressources. Un des principaux impacts positifs de la chronotopie est en effet à trouver dans sa dimension écologique. L’optimisation de l’usage d’un espace est déjà une forme de décarbonation, tout en permettant des économies foncières.
Le « sous-usage” au coeur du sujet
Alors que l’on fustige l’étalement urbain ou l’artificialisation, et que les flux démographiques mettent la ville sous pression (en particulier dans les pays du « sud global »), les espaces urbains restent sous-utilisés. 10% des logements des pays de l’OCDE seraient ainsi inoccupés, l’enjeu de la mesure de la vacance étant néanmoins épineux. Du côté des bureaux, l’Europe enregistre actuellement un taux d’occupation de 55%. Même les chiffres pré-pandémie (70%) révèlent un fort potentiel d’optimisation. Le même constat est valable pour la voirie ou les espaces de stationnement. Les parkings sont ainsi soumis à de fortes variations d’occupation. S’il est souvent impossible de trouver une place aux heures de pointe, le taux d’occupation moyen des parkings souterrains de la ville de Paris s’élève péniblement au-dessus de 40%…
Réversibilité, mutualisation, hybridation
C’est dans ce contexte que la chronotopie entre en jeu, en proposant de corréler les modes d’usage à la temporalité. Dans les faits, cela se traduit dans un certain nombre de pratiques, telles que la réversibilité des usages, la mutualisation des espaces ou l’hybridation des pratiques.
La réversibilité concerne principalement le temps long, dans le sens où elle permet de faire évoluer les bâtiments en même temps que les besoins. Si l’on pense immédiatement à la possibilité de transformer les espaces de travail en logements et inversement, il existe d’autres formes de réversibilités intéressantes. A Palaiseau, en France, la résidence étudiante Rosalind Franklin est emblématique. Récompensée en 2021 par l’Equerre d’Argent dans la catégorie habitat, elle intègre deux étages de parking qui pourront être transformés en logements en fonction des futurs usages automobiles.
Sur un temps plus court, la mutualisation et l’hybridation des usages sont sans doute les meilleures manières d’intensifier l’utilisation d’un bâtiment et d’en finir avec la monofonction, qui « comme la monoculture assèche et détruit la biodiversité » pour reprendre les termes de l’architecte à l’origine du projet HubCité, Sénamé Koffi Agbodjinou. Dans les faits, cela se traduit dans l’émergence d’espaces à usages variables, de l’école qui s’ouvre aux habitants le week-end à des initiatives comme Paris Plage, en passant par certains tiers-lieux dont les fonctions sont volontairement laissées à l’appréciation des usagers.
Concernant la voirie, un certain nombre d’expérimentations ont permis d’imaginer une rue ou une route plus mouvante, en fonction de l’heure. Avec « Dynamic street », l’architecte Carlo Ratti proposait dès 2018 un système de pavés configurables, capable de faire passer la rue d’un espace de circulation à un espace de jeu par exemple. Le dispositif Starling Crossing, déployé en test à Londres en 2017 imaginait quant à lui une rue interactive, capable de réagir en temps réel aux actions de ses usagers. De manière plus concrète, la ville de Paris développe des voies dédiées au covoiturage sur des horaires précis afin de s’adapter aux temporalités pendulaires.
Ville événementielle, ville éphémère
Derrière l’idée de chronotopie se cache également l’émergence d’une ville moins statique. Luc Gwiazdzinski, géographe et professeur à l’ENSA de Toulouse parle d’une « ville malléable », de « la polyvalence et de la modularité des espaces ». Celle-ci s’adapte à un monde d’incertitudes, et à des individus à la fois poly-actifs et « poly-topiques » (dans plusieurs lieux à la fois grâce aux télécommunications). Dans cette ville, les moments de latences sont mis à profit, comme avec Caracol, qui propose des colocations solidaires et temporaires dans des espaces vides, en attente de rénovation ou en cours de changement de destination. Cette ville est également celle de l’acupuncture urbaine ou de l’urbanisme tactique, qui permettent aux habitants de se réapproprier l’espace. Incarnée par des Parking Days désormais mondialisés, cette tendance est paradoxalement en train de s’institutionnaliser. En témoignent les terrasses éphémères (ou « placottoirs » pour utiliser le très joli terme québécois) désormais mises en place tous les étés à Paris.
Le risque des conflits d’usages
Pour l’urbaniste Sylvain Grisot, la chronotopie implique d’imaginer une « ville complexe », ce qui sous tend de possibles conflits d’usages qui n’existent pas avec la monofonction. Or, cette ville complexe, malléable et partagée demande une forte adaptation culturelle. Selon l’Union Sociale pour l’Habitat, il est essentiel d’introduire doucement les espaces partagés dans l’habitat (5% de la surface habitable idéalement) afin « d’amorcer une dynamique commune » sans brusquer les usagers. Cette question de la gouvernance chronotopique reste largement à inventer aujourd’hui, mais elle implique de donner une place plus importante aux habitants dans la co-conception de la ville, tout en imaginant de nouvelles chartes d’usage de l’espace collectif.