Combien de vies pour les immeubles de demain ?

Pour limiter les déchets et les émissions carbone liés à la déconstruction et à la reconstruction, l’idée de bâtir des immeubles susceptibles d’être facilement transformés, adaptés ou démontés gagne du terrain.

Sur les 46 millions de tonnes de déchets que produit chaque année le secteur du bâtiment en France, la moitié proviennent de la démolition, et 13% de la construction neuve. Or, si la valorisation des déchets est une pratique de plus en plus mise en avant pour réduire l’empreinte carbone du secteur, un autre angle d’attaque consiste tout simplement à produire moins de déchets. Et donc à rénover et à réhabiliter les bâtiments existants plutôt qu’à les détruire.

Ce sont d’anciens entrepôts désaffectés transformés en brasseries, d’ancienne usines qui deviennent des espaces de travail collaboratif; ou le Grand Hôtel Dieu, à Lyon, qui, d’ancien hôpital, est devenu un immeuble moderne comprenant des bureaux neufs et rénovés, des commerces, un musée et un centre des congrès. On peut encore penser à l’ancien théâtre El Ateneo, de Buenos Aires, datant du XIXe siècle et récemment reconverti en librairie.

 

Du neuf avec du vieux

Ces projets ont tous quelque chose en commun : ils consistent à réhabiliter des immeubles souvent centenaires, qui ont parfois radicalement changé de destination d’usages.  Paradoxalement, cette pratique est moins courante pour les bâtiments plus récents, notamment ceux issus de la forte croissance urbaine de la seconde moitié du XXe siècle.

« Les barres HLM en béton construites dans les années 1970 ont une espérance de vie de quelques dizaines d’années, alors que les immeubles haussmanniens sont encore là plus d’un siècle après leur construction », constate Tanguy Mulliez, directeur du développement commercial chez Etamine, un bureau d’études spécialisé dans la conception environnementale des bâtiments. « Cela tient bien sûr à la qualité de la construction et des matériaux utilisés, mais aussi à la façon dont on construit des immeubles neufs aujourd’hui. Tout est calculé au millimètre près pour rentrer dans les coûts de construction, de sorte qu’il n’y a aucune marge de manœuvre au niveau de la hauteur sous plafond, de la surface construite… À des époques antérieures, il y avait davantage de souplesse à ce niveau-là, ce qui rend paradoxalement les immeubles anciens plus évolutifs : on peut plus facilement leur trouver un nouvel usage », explique-t-il.

 

Vers la construction réversible

Ce constat, largement partagé, fonde aujourd’hui le concept d’architecture réversible, qui vise à penser en amont la construction des bâtiments pour leur permettre de vivre plusieurs vies, en transformant par exemple un immeuble de bureaux en hôtel ou en complexe d’habitations.

« Face à l’urgence climatique, nous allons avoir de moins en moins de terrain pour construire. Il va par exemple y avoir des régulations croissantes pour limiter l’imperméabilisation des sols, ce qui va réduire les opportunités de construction, et nous contraindre demain à composer avec les bâtiments existants, c’est-à-dire avec ceux que nous construisons dès aujourd’hui.  Construire réversible, c’est la garantie de moins détruire demain : si les bâtiments peuvent être convertis, on n’aura pas besoin de les raser, et ça générera moins de déchets et de CO2 », détaille Patrick Rubin, qui dirige l’atelier Canal Architecture. Celui-ci conduit depuis plusieurs années des recherches et pilote des projets autour du concept d’architecture réversible.

 

Logements ou bureaux, pourquoi choisir ?

Construire un bâtiment réversible, selon Patrick Rubin, c’est notamment faire en sorte qu’il puisse accueillir indifféremment des logements ou des bureaux, là où ces deux options existent aujourd’hui dans des univers totalement distincts. Cela passe, notamment, par la remise en question de certaines normes, comme la hauteur des plafonds. « Aujourd’hui, un immeuble de logements, c’est 2,50 mètres sous plafond, contre 3,30 pour un immeuble de bureaux. Ce sont des standards internationaux en place depuis la Seconde Guerre mondiale. La hauteur supérieure des immeubles de bureaux visait à permettre l’installation d’un faux plancher et d’un faux plafond, pour masquer réseaux, gaines et tuyauteries. Mais à l’ère du centre Pompidou et de Starbucks, c’est devenu dispensable. D’un autre côté, plus de hauteur de plafond dans les logements, c’est plus de lumière, de l’air qui circule mieux, plus de confort… Ce que nous proposons, c’est donc un immeuble générique avec 2,70 mètres de plafond, qui puisse servir indifféremment aux deux usages. »

La hauteur de plafond n’est qu’un élément parmi tant d’autres. Canal Architecture joue également sur la largeur du bâtiment, l’emploi de colonnes techniques plutôt que de murs porteurs, des escaliers de secours aux normes des bureaux… Le cabinet travaille actuellement sur le projet Bordeaux-Euratlantique, un bâtiment 100% réversible intégrant les principes défendus dans son étude Construire réversible parue en 2017.

 

Des bâtiments entièrement démontables

Afin d’éviter de répéter les erreurs du passé en matière d’aménagement des sites olympiques – parfois obsolètes et sans réusage possible après les Jeux – la mairie de Paris entend de son côté faire en sorte que les infrastructures construites pour les JO de 2024 puissent connaître une seconde vie après la fin de l’événement. Le cabinet d’ingénierie Etamine travaille dans cette optique avec VINCI Construction sur le Village Olympique Universeine à Saint Denis. « À l’issue des Jeux, certains appartements seront agrandis pour être habitables : c’est ainsi 633 logements qui seront générés. Une partie des matériaux qui seront employés et déposés dans le cadre de cette reconversion seront issus de l’économie circulaire, ou valorisés dans celle-ci », précise Gaia Alliney, cheffe de projet chez Etamine.

Mais un bâtiment n’est pas forcé de rester en un seul morceau pour vivre plusieurs vies. Penser l’architecture à long terme peut également signifier construire des immeubles entièrement démontables, dont chaque équipement ou matériau pourra ensuite être intégralement réutilisé. C’est le cas du People’s Pavillon, conçu par les cabinets hollandais Bureau SLA et Overtreders W pour la Dutch Design Week de 2017, intégralement constitué de matériaux de construction empruntés qui ont été restitués à leurs propriétaires respectifs à l’issue de l’événement.

Citons encore le Koodaaram Pavilion, construit pour la biennale de Kochi-Muziris de 2018, le plus grand festival d’art contemporain en Asie. Entièrement démontable et fait de matériaux réutilisables, il a été pensé pour permettre à la nature de reprendre ses droits sur le site deux ans après la tenue de l’événement.

Les principes de l’économie circulaire, déclinés d’abord, le plus souvent, sur les pratiques de gestion des matériaux et des déchets, pourraient bien augurer une transformation d’ampleur dans l’architecture et la conception des bâtiments, ouvrant l’ère du « bâti mutant ».

Partager l'article sur