Hubert Béroche : « Les technologies urbaines sont des instruments de soft power »

Dans le cadre de la rivalité entre les États-Unis et la Chine, les technologies urbaines deviennent des instruments géopolitiques entre grandes puissances. Hubert Béroche (Urban AI) décrypte ces enjeux pour Leonard.

En 2019, Hubert Beroche a réalisé un tour du monde des villes intelligentes à la suite duquel il a fondé Urban AI, un think tank qui réalise des travaux de recherche indépendants et alternatifs sur les Intelligences Artificielles urbaines. Hubert est également entrepreneur en résidence chez PCA-STREAM, étudiant à l’école Polytechnique et l’auteur de la newsletter Metropolis. A l’occasion de la parution prochaine du rapport Geopolitics of Urban Technologies, dont Leonard est partenaire, Hubert Béroche a répondu à quelques questions de Pierre-Marie Gouédard, chef de projet prospective chez Leonard.

Le sujet que tu traites dans ce rapport, la géopolitique des technologies urbaines, est assez novateur. En effet, habituellement, les travaux sur la smart city s’intéressent avant tout aux aspects techniques. Comment t’est venue l’idée de mener un tel travail ?

L’année dernière, en travaillant avec Anna Chubinidze, une experte du réseau Urban AI, sur les questions règlementaires liées à l’Intelligence Artificielle, nous avons fait le constat qu’il existait de véritables luttes de pouvoir entre les différentes régions du monde sur cette question. Nous avons donc cherché à répliquer l’analyse à d’autres champs, en premier lieu aux technologies urbaines.

En tant que technologies civiles, les technologies urbaines sont le plus souvent considérées comme neutres et relativement inoffensives. Pourtant, en commençant à explorer cette thématique, nous nous sommes rapidement rendu compte que ces technologies cristallisent de vrais enjeux de pouvoir et qu’elles jouent un rôle grandissant sur la scène internationale.

Comme ce sujet reste émergent, nous avons utilisé une méthodologie en trois temps. D’abord une revue de la littérature existante, puis nous avons conduit des entretiens avec des experts issus d’institutions internationales ou de grandes entreprises comme le World Economic Forum, la Commission Européenne, la Ville de Londres, Huawei, Cisco ou VINCI. Finalement, nous avons réalisé une étape de recherche ouverte, en présentant nos premiers résultats lors d’évènements à Science Po ou à La Haye, afin de confronter notre travail à différents experts.

En quelques mots, quels sont les points clés du rapport ?

Le premier point clé est que nous assistons à une mutation géopolitique assez profonde depuis la fin de la guerre froide. Traditionnellement, la géopolitique est avant tout une compétition inter-étatique pour le contrôle de territoires. Or, on se rend compte que cette compétition accepte de nouveaux acteurs, notamment des entreprises multinationales et des organisations non ou inter-étatiques, de nouveaux domaines de confrontations, par exemple le domaine cognitif et le cyberespace, et de nouvelles modalités d’affrontement. Nous sommes ainsi entrés dans l’ère de ce que le politologue Mark Leonard appelle l' »a-paix« , c’est-à-dire une époque où même si la guerre reste l’exception, ce n’est jamais tout à fait la paix, où chaque acteur essaye d’utiliser les interdépendances qui les unit aux autres acteurs à son avantage.

Dans ce contexte, les technologies urbaines sont des éléments stratégiques sur l’échiquier international, et ce de deux manières. La première est la militarisation pure et simple de ces technologies, notamment au travers de cyberattaques. Les technologies urbaines sont régulièrement la cible d’attaques, avec des prises d’otages d’infrastructures clés, comme des hôpitaux, le détournement de drones, etc. Si la militarisation de ces technologies est le plus visible, ces dernières servent aussi en tant qu’outils de soft power.

Dans la mesure où les acteurs internationaux ont conscience de ces aspects stratégiques, il en découle une guerre d’influence à propos de ces technologies. Ce sont de véritables affrontements, avec plusieurs modalités qu’on explore tout au long du rapport, parmi lesquelles le déploiement de récits stratégiques que vont créer les acteurs de ces technologies.

Qui est derrière ces récits ? Est-ce que ce sont les Etats directement, ou est-ce que les entreprises privées jouent un rôle ?

Dans le cadre de notre recherche, nous avons délimité trois pôles qui mobilisent chacun des acteurs et récits différents.

Le plus ancien est le pôle Nord-Américain. Il s’est formé à partir de 2008, autour d’une coalition d’acteurs hétéroclites : des entreprises de haute technologie et des agences gouvernementales principalement. Il véhicule le récit de la smart city, qui est aujourd’hui clairement identifié et répandu – malgré un déclin depuis l’abandon du projet de Sidewalk Labs à Toronto. Cette vision met en avant l’idée que la ville doit être optimisée grâce à la technologie et que le bien-être des citadins se quantifie par l’accès aux biens et services urbains. La smart city se caractérise également par une forme de privatisation de l’espace public, ou du moins par la conviction que les acteurs privés ont un rôle clé à jouer dans la régulation et la gestion de la vie urbaine.

Face à lui, un autre pôle d’influence est né en Chine, bien plus monolithique car sa vision découle directement des autorités du parti communiste – bien qu’elle soit ensuite véhiculée par des acteurs privés proches du pouvoir, comme Huawei. Leur récit repose sur l’idée que les technologies urbaines doivent promouvoir l’ordre social et l’harmonie politique. Nous retrouvons un discours beaucoup plus sécuritaire, qui se diffuse dans le monde depuis 2018 et qui fait puissamment écho aux défis urbains des pays émergents ainsi qu’aux fondements démocratiques des pays développés. C’est la raison pour laquelle ce récit de la Safe City gagne autant de terrain, aussi bien en Afrique et en Asie qu’en Amérique du Sud et même, dans une certaine mesure, en Europe.

Finalement, entre ces deux pôles, l’Europe est en train d’essayer de définir son propre discours, notamment du fait d’institutions européennes, d’acteurs locaux comme des villes et des acteurs privés. Ce troisième récit, largement balbutiant, développe une vision de la ville où l’écologie, la protection de la vie privée et la participation citoyenne sont clés. Néanmoins, cette vision est encore embryonnaire et peine à s’affirmer, notamment du fait de la multiplicité des acteurs européens et de leurs intérêts parfois divergents.

Qu’est-ce que qui t’a surpris lors de tes recherches ?

La première idée qui m’a interpellée et que je trouve assez puissante est de définir la smart city comme un récit, une construction sociolinguistique ! Là où elle est habituellement définie par ses composantes technologiques, voire économiques, nous nous sommes rendu compte qu’elle est avant tout une mythologie. Il est important de garder cela en tête car cela signifie que lorsque nous disons d’une ville qu’elle doit devenir une smart city ou une safe city nous n’énonçons pas un objectif neutre qui serait guidé par la quête de performance ou de sécurité. En disant cela, nous nous faisons le relai de visions, en l’occurrence étrangères (américaines et chinoises) lourdes de significations et de conséquences – géopolitiques mais pas seulement.

Je crois qu’il faut également souligner la capacité – souvent méconnue – des technologies urbaines à être des instruments de soft power. Nous montrons en effet dans notre rapport que ces technologies peuvent reconfigurer les espaces ainsi que des comportements urbains. On sait par exemple que Google Maps à tendance à créer une agglomération d’activités autour des zones commerciales ; là où les villes européennes se sont constituées autour d’autres axes historiques (religieux, sociaux, etc.).

Une fois que nous avons pris conscience de ce phénomène il convient de se poser deux questions. Est-ce que cette vision, ce récit, auquel nous adhérons implicitement en utilisant ces technologies urbaines nous convient véritablement ? Et si non, comment faire pour s’en libérer et commencer à développer des technologies qui soient en accords avec nos valeurs ?

À propos du rapport « Geopolitics of Smart Cities »

Le rapport Geopolitics of Smart Cities cherche à explorer les dimensions politiques, diplomatiques et culturelles des technologies urbaines. Il défend l’idée que ces technologies deviennent des instruments clés des relations géopolitiques, avec l’émergence de pôles comme les Etats-Unis et la Chine qui défendent des modèles technologiques opposés – la Smart City et la Safe City. Ces pôles créent des récits pour rendre désirables leurs modèles technologiques et favoriser leur diffusion sur l’ensemble de la planète. Dans ce contexte, le rapport met en lumière les efforts de l’Union Européenne pour mettre en place son propre récit sur la ville de demain.

Réalisé par le Think tank Urban AI en partenariat avec Leonard, le rapport Geopolitics of Smart Cities sera présenté lors d’un événement le 22 mars 2023 à 18h30 chez Leonard : informations et inscription

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