La décarbonation, prétexte au protectionnisme ?
La décarbonation des économies implique une transformation profonde des systèmes de production. Le contrôle des chaînes de valeurs qui président à cette métamorphose se trouve donc naturellement propulsé au cœur des enjeux géopolitiques mondiaux. Dans ce contexte, les grandes puissances multiplient les investissements pour soutenir les marchés domestiques, favorisant une nouvelle forme de protectionnisme “vert” qui ne dit pas son nom. Depuis 2015, la Chine peut ainsi s’appuyer sur le plan “Made in China 2025”, dont l’objectif est de garantir une forme d’autarcie sur les sujets technologiques de pointe. Plus récemment, les Etats-Unis ont dévoilé le fameux “Inflation Reduction Act”, présenté comme le plan d’investissement le plus ambitieux jamais déployé sur le sujet de la décarbonation, mais également critiqué comme un pack protectionniste de 370 milliards de dollars. En réponse, l’Union Européenne a mis en place un “Green Deal Industrial Plan” qui vise à protéger le marché unique tout en facilitant les coopérations entre Etats membres…
La Chine en position de force
Dans cette grande compétition, la Chine est sans doute la mieux placée pour bénéficier des efforts de décarbonation. Premier pays émetteur, elle s’est engagée à atteindre son pic d’émissions en 2030 et le fameux “Net Zéro” en 2060. Un effort colossal qui devrait entraîner l’économie dans son sillage et renforcer une position déjà dominante sur des chaînes de valeurs cruciales, comme les batteries, le photovoltaïque ou l’éolien. Selon l’AIE, la Chine contrôle aujourd’hui 80% de la chaîne de l’énergie solaire et devrait atteindre 95% dans les années à venir si on observe les infrastructures de production en construction. Les éoliennes chinoises sont en moyenne deux fois moins chères que leurs concurrentes et voient leur prix baisser plus rapidement.
Focus : les Etats-Unis et l’Inflation Reduction Act
Présenté comme un plan destiné à lutter contre l’inflation, l’IRA est en réalité bien plus que cela. Il prévoit un budget d’environ 370 milliards de dollars afin d’encourager la transition “verte” aux Etats-Unis, et uniquement aux Etats-Unis. Il contraint certaines subventions au fait d’acheter américain et prévoit des allègements fiscaux pour les entreprises qui produisent aux Etats-Unis, ce qui lui vaut souvent la qualification de pack protectionniste. L’Atlantic Council souligne ainsi l’absence totale de mesures favorisant la coopération internationale, dans un contexte de crise climatique globale…
L’Europe en réaction
Prise en étau entre les Etats-Unis et la Chine, l’Union Européenne semble agir en réaction, et peine encore à suivre le rythme. Freiné par un prix de l’énergie élevé et par des divisions internes, le vieux continent multiplie les initiatives pour limiter l’exode des capitaux. Les initiatives nationales – comme France 2030 – côtoient des plans européens dans un effort qui reste moins lisible que celui de ses partenaires/concurrents. Avec RepowerEU, l’Union Européenne cherche par exemple à accélérer la transition énergétique tout en limitant les phénomènes de dépendance (largement mis en avant par l’invasion Russe en Ukraine). Avec Made in Europe, c’est la mise en place d’un fond souverain destiné à garantir la compétitivité européenne qui est en jeu…
La compétition géopolitique, ennemi du climat ?
Au-delà des enjeux économiques propres à chaque région du globe, c’est notre capacité collective à traiter l’urgence climatique qui est mise en jeu. Le consensus historique des accords de Paris, confirmés par le Pacte de Glasgow en 2021 semblent aujourd’hui bien fragiles. La guerre en Ukraine a déclenché une crise énergétique mondiale et forcé les états à mettre les efforts de décarbonation au second plan. Le stockage d’hydrocarbures, l’écoulement à bas prix des stocks russes auprès d’états peu regardants et les profits records des entreprises pétrolières et gazières jouent contre le climat. Les tensions grandissantes entre la Chine et les Etats-Unis constituent l’autre fait géopolitique majeur, et son impact sur les efforts de décarbonation est largement négatif. La visite de Nancy Pelosi à Taiwan a ainsi mis à mal l’accord sur le climat établi entre les deux pays pendant la COP26.
Global South et Climate Finance
Pour les pays du Sud, la question de la décarbonation – dans sa dimension géopolitique – se pose surtout sous l’angle de la justice climatique : comment financer avec justesse cette transformation alors que l’argent est entre les mains de ceux qui polluent ? Comment répartir équitablement l’effort alors que les pays les plus pauvres paient le plus fort tribut au réchauffement climatique sans en être les plus responsables ? Ces questions étaient au cœur des débats de la COP27, qui ont abouti sur un accord de principe pour la création d’un fonds pour compenser les « pertes et préjudices » des pays les plus vulnérables. Une décision qui fait suite au plaidoyer du Pakistan pour une répartition plus équitable de l’effort dans le sillage des terribles inondations qui ont dévasté le pays pendant l’été 2022.
Une opportunité pour le Sud ?
Si la question du financement reste le frein majeur, la décarbonation ouvre également des opportunités pour les pays en développement. Un continent comme l’Afrique, pauvre en infrastructures, pourrait ainsi faire l’économie de certaines technologies polluantes pour accueillir des solutions directement neutres en carbone. Les pistes d’un réseau énergétique distribué ou d’une agriculture plus raisonnée sont particulièrement porteuses. L’Afrique bénéficie par ailleurs d’une population jeune, de ressources naturelles importantes et d’un vaste réservoir d’espace, particulièrement utile aux énergies renouvelables. Ces atouts combinés en font un terrain d’accueil idéal pour les infrastructures liées à l’hydrogène vert par exemple. Reste à assurer que ces investissements bénéficient réellement aux populations locales et ne débouchent pas sur de nouvelles formes de colonisation énergétique.