La “bifurcation”, mouvement écologique étudiant
En avril 2022, la cérémonie de remise des diplômes d’AgroParisTech a donné lieu à un spectacle inédit. Huit étudiants appellent à déserter les filières traditionnelles et à “bifurquer” en protestation contre le business as usualdes grandes entreprises face à l’urgence climatique. D’autres, comme Clément Choisne en 2018, avaient déjà lancé le même type d’appel sans rencontrer l’écho du discours de 2022, qui a permis d’ouvrir un grand débat sur la position des écoles dans la transition environnementale. Depuis, des étudiants de l’ENSAT, HEC ou Polytechnique ont également utilisé leur cérémonie de remise des diplômes comme plateforme politique.
Dans un Tribunal pour les générations futures organisé par le média Usbek & Rica autour de la question “faut-il déserter ?”, Science Po donnait une véritable tribune au sujet, reconnaissant ainsi son importance culturelle et politique.
Les écoles en réaction
Le monde académique était jusque-là pointé pour sa timidité en matière de transition écologique. Un rapport de The Shift Project – daté de 2019 – soulignait alors que seuls 11% des établissements d’enseignement supérieur analysés proposaient un cours obligatoire dédié aux enjeux climat-énergie. Le phénomène de “bifurcation” a largement accéléré l’intégration (déjà entamée) de ces questions au sein des cursus. Aux Mines Paris – PSL, le virage est radical. Un hackathon pédagogique a permis aux élèves de s’impliquer dans la refonte de certains parcours. Dans les faits, une Unité d’Enseignement (UE) « Terre et société » de 84h est proposée avec Jean-Marc Jancovici comme invité “star”. À Lyon, l’INSA s’est associée au Shift Project afin de transformer son programme autour d’un Manifeste pour l’ingénieur du XXIème siècle, dont l’objectif est “d’intégrer les enjeux socio-écologiques”. A Clermont-Ferrand, l’ESC et Strate Ecole de Design Lyon développent en partenariat un master “Stratégie et design pour l’anthropocène” porté par Alexandre Monnin et à destination de ceux qu’il nomme “redirectionnistes”. A Sciences-Po, un cours obligatoire de 24h, intitulé Culture Écologique a été mis en place afin de “transmettre de premiers outils d’analyse pour décrypter et comprendre les enjeux environnementaux”.
Un mouvement international
Si l’appel d’AgroParisTech reste une spécificité française, il s’inscrit dans un mouvement mondial de transformation des universités, qui touche à la fois les programmes et l’impact des campus. Aux États-Unis, 97% des étudiants interrogés dans le cadre d’une étude menée par Cambridge International déclarent qu’il est important de pouvoir étudier le sujet des “enjeux planétaires” dans le cadre d’un cursus académique. Côté émissions, 96% des universités du Royaume-Uni présentent un plan public de réduction des émissions et 82% sont en mesure de mettre en avant des résultats chiffrés. Le plan Mission Zero prévoit par ailleurs de s’appuyer sur l’excellence académique des Universités anglaises pour favoriser l’innovation sur le sujet. A l’échelle internationale, des initiatives telles que International Universities Climate Alliance ou Education Race to Zero regroupent des universités afin de concentrer les efforts dans la lutte contre le changement climatique. D’autres, comme Stanford ou Columbia, vont jusqu’à ouvrir des écoles dédiées avec la Stanford Doerr School of Sustainability ou la Columbia Climate School.
De l’accord de Grenoble au classement ChangeNOW, un début d’appareillage
Créé par des étudiants dans le cadre de la COP étudiante, l’accord de Grenoble a pour objectif de pousser les écoles à s’engager pour la transition écologique. Plusieurs dizaines d’écoles et universités ont déjà signé ce document qui décrit 11 objectifs prioritaires autour de la sensibilisation des étudiants, de l’adaptation des cursus, de la formation du personnel, de la réduction des émissions et de l’empreinte carbone. Ce document participe au développement d’outils concrets, capables de pousser les écoles à la transformation. Dans la même logique, les classements intégrant la prise en compte des dimensions environnementales et sociales par les écoles offrent de nouveaux arguments de sélection aux élèves. En France, le classement ChangeNOW/Les Echos Start tente ainsi de proposer de nouveaux indicateurs. Aux États-Unis, la Green Rating Methodology de la Princeton Review développe également une méthodologie de classement. Plus ambitieux, les UI GreenMetric World University Rankings proposés par Universitas Indonesia depuis 2010 analysent l’engagement de 956 établissements dans 80 pays du monde.
Les écoles entre risque et opportunités
L’idée de “bifurcation” proposée par les élèves d’AgroParisTech s’accompagne d’une désertion, afin de “chercher d’autres voies, de refuser de servir ce système”. Pour les écoles, cela fait planer le risque de voir les élèves les plus talentueux proposer leurs services ailleurs, dans des voies considérées comme porteuses de sens comme le militantisme ou la reconversion “de terrain”. A l’inverse, la transition ouvre l’opportunité de créer de nouveaux modèles pédagogiques ou d’insertion, en phase avec les aspirations des jeunes. Les écoles ETRE (Ecole de la Transition Écologique) surfent ainsi sur le sujet en proposant des formations de terrain liées aux métiers “verts” (réparation, pose de panneaux solaires, mécanique vélo, menuiserie, éco-construction…). La Solive – hébergée en résidence par Leonard – propose quant à elle des formations de reconversion dédiées à la rénovation énergétique.
Quelle place sociale pour les ingénieurs ?
Derrière ce mouvement de “bifurcation”, c’est le rôle social des ingénieurs – et plus largement des scientifiques – qui est interrogé. Dans un article dédié, Le Monde évoque l’influence de Grothendieck, mathématicien génial et médaille Fields en 1966 qui avait délaissé les parcours institutionnels pour mener une croisade écologique. Derrière cet exemple, on retrouve l’idée d’une figure du scientifique moins agnostique vis-à-vis des engagements sociaux et écologiques. L’opposition des étudiants de Polytechnique à l’installation d’un laboratoire de recherche de LVMH près de l’école s’inscrit dans cette logique d’engagement pour des étudiants traditionnellement considérés comme dociles. Du côté des chercheurs, le collectif Labos 1point5 illustre une volonté de participer plus directement à la transition, en s’attachant à “mieux comprendre et réduire l’impact des activités de recherche scientifique sur l’environnement, en particulier sur le climat”.
Au-delà de la contestation, ce mouvement de bifurcation porte selon le sociologue (et ingénieur) Pierre Vetlz un message encourageant. L’auteur de Bifurcations, Réinventer la société industrielle par l’écologie explique ainsi que le refus des jeunes “de faire des choses avec lesquelles ils ne sont pas alignés est très encourageant pour la suite”, car cela ouvre la porte à de nouveaux récits collectifs propres à motiver le changement.
Cet article est extrait de la newsletter bimensuelle de Leonard. Inscrivez-vous pour recevoir la version complète.