« Elles sont conçues pour autoriser les voitures mais ne sont pas conçues pour les voitures ». Elles, ce sont les curbless streets (rues sans trottoir en bon français, ou woonerf, pour leur version résidentielle très répandue aux Pays-Bas). La définition provient de l’architecte en chef du plus vaste projet d’aménagement en cours à Washington DC, une ville déjà reconnue pour son urbanisme favorable aux piétons. L’architecte a inclu le sans trottoir à son projet afin d’« intimider » l’automobiliste et de faire de la rue un espace partagé par les piétons, les cyclistes et les véhicules à moteur, en mobilité ou en stationnement. Simultanément, l’espace devient plus sûr et plus vivant, et ses commerces plus facilement accessibles.
Ces promesses ont décidé la ville de Philadelphie à opter à son tour pour ce modèle d’espaces de circulation mixte pour certaines de ses zones résidentielles. Jusque-là très associée à l’Europe, la rue sans trottoir se repère aussi, depuis quelques années, outre-Atlantique : à Washington DC, donc, mais aussi San Francisco, Seattle et désormais “Philly”. Pour la municipalité de Pennsylvanie, le curbless s’inscrit aussi bien dans son plan Vision Zero, qui vise zéro accident mortel sur son réseau routier, que dans son programme global Philadelphia2035, projetant la ville vers un avenir environnemental et économique durable. Il s’adapte aussi tout particulièrement à l’étroitesse de son centre-ville.
La vaste étude Evaluation des concepts des espaces sans trottoir et partagés pour leur usage dans les rues de Philadelphie, parue en janvier 2018, conclut que l’évolution de « rues par lesquelles on passe » vers « des rues dans lesquelles on va » implique de nombreux bénéfices : en matière de sécurité (vitesse réduite et attention accrue des conducteurs), de valeur économique (réduction de la vacance immobilière et valorisation des biens), de qualité de vie (accès à un espace ouvert, esthétique) et de mobilité. Sur ce dernier point, le fait de partager la chaussée permet de mieux coordonner les déplacements (moins de ralentissements pour les motorisés, moins d’attentes pour les piétons), de fluidifier les interactions entre les différents modes de circulation et surtout de réduire le trafic, en particulier le trafic superflu. Certains artifices peuvent d’ailleurs faire des rues sans trottoir des rues en réalité peu partagées – simples allées entièrement piétonnes ou rues délimitant plus traditionnellement l’espace, même sans trottoir, via marquage au sol, pavage particulier ou signalisation.
Les archétypes des rues « vivables » ou « partagées » étaient déjà présents dans le design urbain des années 2000, en Allemagne, au Danemark ou en Israël en particulier, mais le modèle curbless répond à un besoin supplémentaire et plus spécifique : celui de redynamiser des espaces sous-utilisés, généralement des petites rues de centre-ville ou des allées résidentielles, le tout sans grand chambardement en termes d’infrastructures. Selon l’étude, les rues américaines les plus à même d’avoir supprimé leurs trottoirs sont celles qui accueillaient déjà un volume assez faible de véhicules motorisés, et celles en proie à des problématiques de sécurité et accessibilité. D’autres points communs caractéristiques, moins universels, sont aussi observés : des traits liés à la nature fonctionnelle du quartier (présence d’enfants scolarisés, proximité avec des zones de transit, vocation commerciale, etc.) mais aussi aux opportunités économiques, comme la possibilité d’établir des partenariats avec le secteur privé. Les centres-villes entièrement sans trottoir ne sont donc pas à l’ordre du jour dans toutes les villes du monde, mais le curbless est une ressource supplémentaire dans la boîte à outils des concepteurs urbains – utiles en fonction du contexte.