Entre janvier et juin 2021, 192 projets d’installations de sites industriels ont vu le jour en France. C’est environ 80% de plus qu’en 2020 à la même époque. Bien qu’encourageante, cette embellie ne doit pas faire oublier une situation globale bien plus complexe. Au sein de l’Union européenne, la France reste le pays le plus désindustrialisé : le secteur y représentait 10% du PIB en 2018, contre 21,1% en Allemagne.
Au sein même de l’UE, les disparités sont importantes. Les pays d’Europe centrale et orientale (PECO) profitent aujourd’hui d’un coût du travail plus faible (de 18,30€/h en Slovénie à 5,3€/h en Bulgarie contre 44,7€/h au Danemark) et semblent mieux placés pour accueillir les industries sur le retour. Un rapport de l’Institut polonais de l’économie estimait ainsi en 2020 que les PECO pourraient dégager un bénéfice de 22 milliards de dollars par an grâce aux relocalisations venues de Chine.
De manière générale, si l’hémorragie de la désindustrialisation des pays occidentaux semble maîtrisée, les chiffres n’attestent pas encore un véritable retour de l’industrie. En revanche, sur le plan de la volonté politique et de l’acceptation sociale, la question de la réindustrialisation fait depuis quelques années consensus. Comme l’explique Magali Joëssel, directrice générale du fonds SPI (Société de projets industriels) chez Bpifrance, la banque publique d’investissement française,“usine” n’est plus un “gros mot”. Aujourd’hui, cette volonté partagée commence doucement à se traduire en actes et permet d’imaginer l’émergence d’une nouvelle forme d’industrialisation, plus moderne et alignée avec l’urgence écologique.
Volonté politique et dépendances.
La crise de la COVID-19 marque une vraie prise de conscience pour les politiques industrielles. “À quelque chose malheur est bon », dit le proverbe, et la pandémie a permis de mettre en lumière la dépendance des pays d’Europe vis-à-vis des pays manufacturiers, asiatiques en particulier. L’Union Européenne identifie ainsi 137 produits relevant d’écosystèmes sensibles sur lesquels la dépendance est forte. Plus de la moitié de ces dépendances correspondent à des produits chinois (52%), suivent le Vietnam (11%) et le Brésil (5%). Six familles retiennent particulièrement l’attention : matières premières, batteries, principes pharmaceutiques actifs, hydrogène, semi-conducteurs, technologies cloud et edge computing. Devant ce constat, les États multiplient les incitations et les investissements. En France, le plan France Relance prévoit 35 milliards d’euros pour soutenir l’industrie sur cinq axes : décarbonation, relocalisation, modernisation, R&D et formation. Au niveau européen, les projets se multiplient pour sécuriser certaines chaînes de valeur fondamentales. L’alliance européenne pour les batteries (parfois surnommée “Airbus des batteries”) a pour ambition de construire 15 mega-factories au sein de l’UE d’ici 2025, grâce à l’implication d’entreprises du secteur comme Tesla, BMW, Stellantis, Northvolt, Arkema… La stratégie pharmaceutique pour l’Europe suit la même logique, sur le sujet des principes actifs. En France, on peut encore mentionner le plan hydrogène à 7 milliards d’euros proposé par le gouvernement pour structurer la filière.
Réinvention de l’industrie ne rime pas forcément avec relocalisation
Au-delà de certains secteurs stratégiques, la relocalisation massive reste toutefois aujourd’hui assez peu réaliste. La structuration mondialisée des chaînes d’approvisionnement et la question des coûts de production limitent les meilleures des volontés. En revanche, certaines tendances permettent d’imaginer une redistribution des cartes. La première – et sans doute la plus discutée – est celle de la numérisation et de l’automatisation de la production. Impression 3D, robotisation, personnalisation, intelligence artificielle, maintenance prédictive, jumeaux numériques : la réindustrialisation passe à l’évidence par la modernisation des infrastructures.
Plus performantes et agiles, ces nouvelles usines portent autant de nouvelles opportunités d’emploi qu’elles impliquent des transformations importantes du travail dans le secteur industriel. Comme l’explique un rapport de l’OCDE : “du fait de l’amélioration de la productivité dans les activités manufacturières, les emplois relocalisés sont peu nombreux et plus susceptibles d’être hautement qualifiés, techniques et bien rémunérés”. Cette modernisation s’accompagne également d’une forme de régionalisation. Le même rapport explique qu’un “rééquilibrage régional des chaînes de valeur semble se profiler à l’horizon, ce qui entraînera une plus grande diversification et répartition de la production. En plus des plateformes mondiales, on s’attend à ce que la production se concentre de plus en plus dans des plateformes régionales/locales plus proches des marchés finaux”. Dans ce contexte, un pays comme le Maroc, par exemple, se rêve aujourd’hui en “base arrière industrielle de l’Europe”. En témoigne la reconversion rapide des usines textiles du royaume, capables de fabriquer 10 millions de masques chirurgicaux par jour – destinés principalement à l’export – au plus fort de la crise de la COVID-19.
Les territoires en fer de lance
Dans ce contexte de « nextshoring » (selon le terme proposé par le cabinet McKinsey, dès 2014 pour désigner une relocalisation de voisinage ou de proximité), l’attractivité des territoires devient fondamentale, et pas uniquement du point de vue du coût du travail. Le premier facteur d’attractivité est sans doute celui du moindre risque. Dans un climat sanitaire fragile, dans le cadre d’une guerre économique sino-américaine, ou face à l’espionnage industriel, la proximité de la production redevient un argument central. Les objectifs environnementaux peuvent également entrer en ligne de compte. “Entre 1995 et 2015, la France a réduit l’empreinte carbone de son industrie de 40% (…) mais comme nous importons beaucoup plus parce que nous avons délocalisé, notre empreinte carbone globale a augmenté de 17%”, explique la ministre française déléguée à l’Industrie, Agnès Pannier-Runacher. Dans ce contexte, la réindustrialisation peut apparaître comme une réponse cohérente aux ambitions du Green Deal européen. Enfin, le sujet des compétences est incontournable et pose un vrai frein dans les pays largement “désindustrialisés”, et en particulier la France. 336 000 postes étaient vacants dans l’industrie française en juin 2021, avec un taux de chômage qui s’élève dans le même temps à plus de 8%…
Pour les territoires, cette course à l’attractivité pose de nombreux défis. L’adaptation des infrastructures à une industrie moderne est impérative. Pour redynamiser les villes moyennes (dont l’activité repose parfois à plus de 40% sur la fonction publique), la connectivité joue un rôle central. L’Institut Montaigne explique ainsi que “l’élargissement de la couverture numérique du territoire (haut débit/5G) constitue une opportunité unique pour réorganiser l’activité économique en faveur des milieux épars”. Toujours dans les villes, la réflexion sur “l’urban manufacturing” permet d’imaginer de nouvelles formes de productions urbaines non polluantes, capables de bénéficier des circuits-courts et des réservoirs de compétences de la ville. A Londres, le “Maker Mile” de Hackney et Tower Hamlets illustre bien les nouvelles potentialités d’une production locale, entre maker spaces et “dilution des frontières de l’industrie dans le commercial, le design et la formation”. Enfin, la question de l’identité industrielle des territoires est fondamentale, afin de fédérer les différents acteurs autour d’un projet commun. Dans ce contexte, le territoire Grand-Orly Seine Bièvre a publié un Manifeste pour un territoire industriel et productif, qui, s’il est relativement classique dans ses propositions, à le mérite de valider une ambition collective et locale. La Métropole de Lyon a, de son côté, publié un “ Manifeste pour une industrie qui se transforme et s’engage pour l’environnement”. Deux exemples de la volonté des collectivités de reprendre leur destin industriel en main.
Cet article a été publié dans le cadre de la newsletter Leonard de décembre 2021 : « Relocalisations, réindustrialisation : quelle renaissance industrielle dans les territoires ? ». Retrouvez cette Newsletter dans son intégralité ici et abonnez-vous pour recevoir les prochaines en suivant ce lien.