L’intelligence artificielle ne connaît-elle pas la crise ?

Dès avant l’arrivée de la Covid-19, rien ne semblait pouvoir freiner l’IA. Des centaines de milliards d’euros ont été investis ces dernières années par les géants du numérique, les fonds d’investissements privés (34 milliards d’euros investis par le privé aux Etats-Unis en 2017), mais aussi par les Etats (en particulier les Etats-Unis et la Chine – cette dernière atteignant le montant de 61 milliards d’euros). De nombreux experts ironisent même sur la notion « d’hivers de l’IA », périodes passées où l'engouement pour l'IA n'a pas réussi à créer un marché. Aujourd’hui, cet écosystème jusqu’ici en pleine accélération se nourrit des transformations nées de la crise et des différentes perspectives d’avenir qu’elle a ouvertes.

La crise, un trésor d’opportunités pour les acteurs de l’IA

Tout d’abord, le secteur en fort développement des industries du numérique, l’écosystème de l’IA a très vite fait de la crise un espace d’opportunité. D’une part, le secteur, habitué au télétravail, aux outils numériques et à une gestion de projet itérative sur de courts laps de temps, a pu ainsi – parfois dès le premier jour de confinement – maintenir la cadence ou pivoter sur de nouvelles priorités. D’autre part, les applications de l’IA dans les domaines de la santé, de l’assistance, de la logistique et du travail en ligne ont pris tout leur sens tant la demande a explosé. Les cas d’usage de l’IA ont été très nombreux : algorithmes de détection de la maladie ou de symptômes, prédictions sur la propagation de l’épidémie, assistants en ligne dédiés à la téléconsultation et au diagnostic du Covid. Ces cas d’usage s’appuient, à l’international, sur les bases de données de santé des patients ou des hôpitaux, qui alimentent l’IA. Cette dernière apprend ainsi à détecter la maladie à partir de radiographies ou de calculer des probabilités à partir d’un dossier médical et des symptômes enregistrés. Au-delà de la santé, l’IA a également parfois servi à optimiser les chaînes logistiques ou encore analyser la propagation de la (dés)information sur les réseaux sociaux.

Mais si le domaine de l’IA était naturellement avantagé pour traverser cette crise, plusieurs limites se sont rapidement présentées. Tout d’abord, les algorithmes d’IA, la plupart basés sur une logique empirique et donc une base de données, présentent des limites techniques. Par exemple, une étude menée par Myura Nagendran de l’Imperial College de Londres met en évidence que les jeux de données utilisées ne permettent pas les études randomisées (protocole standard pour évaluer l’efficacité d’une solution) et confrontent leurs résultats à un nombre très faible d’experts humains. Ensuite, l’industrialisation de l’IA est un marché qui dépend de ses domaines d’application : si l’on ne sait pas encore aujourd’hui le chiffrer précisément, l’IA a également fait les frais du ralentissement de l’économie, de la baisse de demande et de bande passante des entreprises sur ce sujet. Enfin, l’impact sociétal et géopolitique de l’IA a fait l’objet d’une contestation croissante. Les sujets polémiques sont nombreux : le modèle de société chinois notamment basé sur un contrôle dont l’IA est partie prenante, le choix d’un partenaire américain pour l’hébergement des données de santé des Français dans le cadre du développement de l’IA pour la santé, le traçage de l’épidémie et son pendant numérique StopCovid en sont autant d’exemples.

Cette trajectoire de l’IA présentant avantages comme critiques et renforcée par la crise, renvoie à un bilan globalement positif auquel l’IA a contribué. D’une part, l’IA étant un domaine compatible avec l’enseignement en ligne et le télétravail, les dispositifs de sensibilisation à l’IA ont eu davantage d’impact pendant le confinement et de nombreuses initiatives se sont développées (comme le module de sensibilisation de l’Institut Montaigne, Objectif IA). D’autre part, la mobilisation des experts sur des sujets de gestion de crise, d’intérêt général ou de solidarité s’est largement fait sentir et de nombreux concours, projets « Tech4Good » ou consortiums (comme l’alliance AI-Robotics contre le Covid-19 à l’échelle Européenne) ont vu le jour durant le confinement.

 

Un objet de guerre technologique et de pouvoir

Ces signaux vont dans le sens d’une appropriation croissante de l’IA par nos sociétés et d’une attention croissante à ses impacts économiques, sociaux et environnementaux. Mais cet agent de transformation de la société se trouve aussi au cœur de la guerre technologique que se mènent les pays développés. Pour faire face à ce paradoxe, Pratyusha Kalluri, chercheuse en IA à Stanford, qui dénonce à la fois le flou du « for good » et le jeu parfois dangereux des grands acteurs de l’IA, propose un nouveau prisme d’analyse. Plutôt que de regarder le détail de l’impact social, environnemental ou d’émettre un jugement moral sur une solution, elle propose d’étudier en quoi l’IA influe sur la répartition du pouvoir entre les différentes parties prenantes. Cette analyse nous encourage ainsi à analyser l’impact sur la compétition, mais aussi le rapport entre outil numérique et opérateur humain, les ressources consommées face au gain obtenu ou les sujets de gouvernance de manière globale.

 

L’impact de l’IA en question

Ces enjeux nous invitent à nous projeter sur les différentes orientations que l’IA peut prendre : contribuera-t-elle à la polarisation du monde au travers de puissants outils de compétition entre géants du numérique et grandes puissance ? Ou sera-t-elle un instrument de démocratisation ? À ce jour, les applications d’IA prolongent les effets polarisants des technologies numériques dans de nombreux secteurs d’activité (comme par exemple le domaine du e-commerce où l’IA crée un fossé entre les acteurs qui ont la capacité de l’intégrer tel qu’Amazon). Mais de nombreuses applications n’en démocratisent pas moins leurs connaissances ou services à travers le monde. On peut par exemple citer l’IA utilisée dans la reconnaissance vocale ou la retranscription automatique des vidéos qui développent l’accessibilité du web aux personnes âgées ou porteuses de handicap (développements récents, mais par exemple déjà déployés massivement sur la plateforme de vidéos de Google, YouTube). De manière similaire, les différentes technologies d’IA peuvent être des outils qui débloquent, influencent ou accélèrent le développement de nombreuses transitions (énergie, mobilité, alimentaire…) en déployant des services plus personnalisés aux clients finaux grâce à l’analyse ou la simulation massive de données. Les dynamiques d’utilisation de l’IA et leur impact sur la société sont à suivre attentivement car les effets des choix opérés par l’écosystème s’imposeront à la plupart des domaines d’activité et des sociétés humaines.

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