Une renaissance
Ce n’est pas un hasard si les principales métropoles, en France comme dans le monde, ont été bâties sur les rives de fleuves. Avant le développement du trafic ferroviaire puis routier, c’est le commerce fluvial qui a permis, en partie, la prospérité de cités comme Lyon, à la confluence du Rhône et de la Saône, de La Nouvelle-Orléans au débouchée du fleuve Mississipi, ou encore de Hambourg, située près de l’embouchure de l’Elbe dans le Nord de l’Allemagne.
Mais avec la désindustrialisation de l’économie française et la construction de milliers de kilomètres d’autoroutes dans le pays depuis les années 1960, le fret maritime, qui était jusqu’au milieu du 20e siècle le principal moyen de circulation des marchandises, a rapidement décliné. Une longue chute pour le secteur, qui a cependant renoué avec la croissance depuis 2019.
Selon la Commission centrale pour la navigation du Rhin, le trafic fluvial européen a connu une croissance vigoureuse en 2021, après deux années 2019 et 2020, marquées par une stagnation dûe à la pandémie de Covid-19. Sur le Rhin, le transport de marchandise a ainsi augmenté de 5,4%.
Selon Voie navigable de France (VNF), l’établissement public chargé de gérer 80% du réseau fluvial, le fret fluvial français a enregistré une croissance annuelle de 4% en 2021. Une note positive, qui ne doit pas masquer le fait que ce mode de transport très écologique ne pèse que 3% du fret total en France.
Un enjeu écologique
Le potentiel écologique du secteur fluvial est énorme. En comparaison du transport aérien ou routier, un bateau émet bien moins de dioxyde de carbone (CO2) par kilomètre pour une tonne transportée. Selon VNF, en 2021, 52 millions de tonnes ont été transportées sur des bateaux, ce qui représente environ 2,5 millions de trajets de poids-lourds. À l’échelle mondiale, le trafic maritime représente 90% du transport de marchandises (en additionnant le trafic océanique et fluvial), mais ne pèse que 2,9% des émissions de gaz à effet de serre.
Si le fret fluvial ne pourra jamais prendre en charge la totalité des biens qui transitent par la route, l’Union européenne compte s’appuyer sur le fluvial pour accélérer la transition écologique sur le continent avec un objectif : atteindre un report modal de la route vers le ferroviaire ou le fluvial de 30% d’ici 2030 et 50% d’ici 2050. Il y a donc là un gain énorme à aller chercher en termes de réduction d’émissions de CO2.
L’enjeu des hubs portuaires
Pour soutenir la croissance du fret maritime, il y a cependant un enjeu majeur à bien négocier : aménager des infrastructures qui permettront d’accroître les capacités de ce mode de transport.
Pas plus tard qu’en décembre 2022, Emmanuel Macron a fait part de son ambition de développer un “grand port qui aille de Marseille à Lyon” pour “acheminer les énergies, les marchandises vers la vallée de la chimie, au sud de Lyon”. Un projet qui permettrait aussi de relier la vallée du Rhône à l’Allemagne via le canal qui relie le Rhône et le Rhin via les rivières de la Saône et du Doubs. La carte du réseau fluvial français et européen, modelé dès le 19e siècle avec le creusement de nombreux canaux, offre un formidable potentiel pour relier par la voie maritime les grands bassins économiques et industriels.
Plusieurs initiatives prometteuses ont d’ailleurs déjà vu le jour au niveau local. À Strasbourg et Lyon, l’entreprise Urban Logistic Solutions (ULS) s’est spécialisée dans la livraison “verte” du dernier kilomètre en s’appuyant sur le transport maritime. À Lyon, où elle a inauguré un terminal portuaire en juin 2022, l’ambition d’ULS est simple : elle reçoit des marchandises acheminées par rail, camions et bateaux à son terminal situé au port Edouard Herriot. Une fois triées et empaquetées, ces marchandises sont acheminées en bateaux dans l’hypercentre de Lyon, puis déchargées sur un quai. De là, des livreurs sur vélos-cargos électriques récupèrent les colis pour les livrer dans le centre-ville. La ville de Lyon ne subventionne pas ULS, mais lui concède l’exploitation d’un terminal portuaire.
En Île-de-France, la Métropole de Paris a lancé un appel à manifestation d’intérêt pour développer le fret fluvial, associé à une logistique du dernier kilomètre décarbonée, sur la Seine : 21 acteurs ont été sélectionnés pour mettre en œuvre leurs projets sur plusieurs sites portuaires sous-utilisés.
De telles initiatives voient le jour un peu partout autour du globe. En Egypte, l’entreprise The Great River Nile Co. a soumis un projet au ministre des Transports pour développer le transport maritime sur le Nil en créant un service de livraison de porte-à-porte. Ce projet consiste à construire des ports le long des rives du Nil, d’où des camions chargeraient des marchandises pour les livrer à l’intérieur des terres.
L’innovation n’est pas en reste
Le transport fluvial est déjà peu polluant en comparaison des déplacements en camion ou en avion, mais l’innovation technologique peut en faire un mode de déplacement encore plus propre. L’année 2022 verra la mise en service du premier bateau fluvial à propulsion hydrogène. On est donc loin de l’image de la vieille péniche à vapeur.
Le principal enjeu est de construire des bateaux qui ne consomment plus, ou moins, d’énergies fossiles. “S’agissant des systèmes propulsifs, les expérimentations prospèrent : utilisation de l’électricité, du GNV, du GTL, de l’Oleo100, énergie 100% colza français avant de passer aux HVO avancés, carburants de synthèse issus des déchets agricoles”, analyse Thierry Guimbaud, le directeur général de Voies Navigables de France.
L’électrification de l’entièreté du transport maritime n’est cependant pas pour demain. “Les batteries pour les industries maritimes n’ont pas encore atteint un prix assez bas pour rendre possible un transport entièrement électrique”, note Jeroen Stuyts, chercheur à l’institut Flanders Make. Bonne nouvelle pour le transport fluvial : ce sont les bateaux aux cargaisons les plus légères et aux trajets les plus prévisibles qui peuvent être les plus facilement électrifiés.
VINCI Construction est pour sa part engagé depuis bientôt trois ans au sein d’un consortium regroupant cinq autres industriels (Céréaliers, Transporteurs…) dans un projet nommé « Multiregio ». Ce dernier consiste à construire et mettre en service, à horizon 2026, dix convois de deux barges accolées (d’une capacité de 1000 tonnes) avec une motorisation totalement électrique dont une alimentée par hydrogène. La solution comporte plusieurs innovations dont une répondant aux problématiques de sécheresse et de faible tirant d’eau. Les bateaux sont en effet conçus pour s’enfoncer moins à charge égale, explique Jérôme Aubry, directeur technique chez VCSP Réseaux France, qui suit le projet pour VINCI Construction. Le 1er Hub portuaire Multiregio se situera à Languevoisin sur le canal du Nord, au nord de Compiègne.
La question climatique
Pour ne pas s’arrêter au milieu du gué, le transport fluvial va en effet devoir s’adapter au réchauffement climatique, qui assèche les rivières lors de la période estivale. Pendant l’été 2022, le niveau du Rhin était si bas que certains tronçons en devenaient impossibles à naviguer. La sécheresse de 2018, qui avait vu la profondeur de référence du Rhin descendre jusqu’à 25 centimètres dans la ville de Kaub, avait amputé le PIB allemand de 0,2%.
Sur le delta du fleuve Mississipi, très large et très profond, le fret maritime est très important. Mais le changement climatique a une conséquence bien différente dans cette région des Etats-Unis : les tempêtes tropicales et les inondations sont plus fréquentes, rendant difficile la navigation. En 2019, année où les crues ont été très sévères sur le Mississipi (le niveau du fleuve est resté pendant 211 jours de suite au-dessus de son niveau de crue), le volume de marchandises transportées a ainsi baissé de 25%.
Le long du Mississipi, une solution très efficace et écologique est la restauration des zones humides. Selon une étude, la restauration de zones humides sur 1,5% du territoire entraîne une réduction des pics d’inondation de 29% : une politique déjà appliquée avec succès aux Pays-Bas.
Quand on parle de transition écologique, la meilleure solution est souvent de faire en s’appuyant sur la nature : protéger des écosystèmes fragiles est tout aussi efficace que de développer des infrastructures si on veut pérenniser l’usage d’un fleuve.