Quelle est la (vraie) part des matériaux dans l’analyse du cycle de vie des bâtiments ?

Avec la RE2020 en cours de finalisation, la réglementation fait la part belle aux matériaux biosourcés dans la construction, notamment via la méthode de calcul choisie pour conduire l’analyse du cycle de vie (ACV) des bâtiments, qui valorise désormais le puits de carbone que constitue (ou non) le matériau. Au risque d’oublier l’enjeu de l’efficacité énergétique, et de négliger les matériaux innovants d’autres filières, béton en tête, dont le bilan carbone progresse ? Décryptage avec Bruno Peuportier, directeur scientifique du Lab recherche environnement VINCI ParisTech, et Jean-François Dhôte, directeur de recherche au sein de l'UMR INRAE-ONF Biofora (Biologie intégrée pour la valorisation de la diversité des arbres et de la forêt). A l'Ecole des Mines, Bruno Peuportier anime une équipe de recherche sur l'écoconception des bâtiments et des quartiers. Jean-François Dhôte a co-dirigé l'étude "Filière forêt-bois et atténuation du changement climatique", conduite par la Direction à l’expertise scientifique collective, à la prospective et aux études (DEPE) d’INRAE.

Qu’entend-on par « analyse du cycle de vie » dans la construction ?

Bruno Peuportier: Dans notre centre de recherche, nous avons un regard d’énergéticiens. La question qui nous a été posée, dès les années 1990, était de savoir si on n’allait pas dépenser plus d’énergie à produire et installer des isolants, des doubles vitrages, etc., que l’énergie économisée, grâce à ces composants, dans la phase d’usage des bâtiments. En clair: il est apparu qu’il fallait se pencher sur la consommation d’énergie et les effets sur l’environnement impliqués par le choix des matériaux. Nous avons commencé à travailler avec les méthodes de l’ACV pour répondre à ces questions. L’ACV comptabilise les impacts énergétiques et environnementaux des bâtiments depuis la production des matériaux qui le constituent jusqu’à la rénovation et la déconstruction, en passant par l’usage. L’objectif: ne pas déplacer consommations de ressources et pollutions d’une étape à l’autre du cycle de vie du bâtiment.

 

Dans la future réglementation RE2020, on s’intéresse particulièrement à l’énergie et au bilan carbone. Dans notre laboratoire nous considérons un ensemble plus large d’impacts  – pollutions de l’eau et de l’air, maîtrise de la température…En effet, si on utilise du bois énergie, on réduit l’impact carbone, mais on peut engendrer des effets sur la santé, par la production de particules fines. Les instances internationales normant l’ACV recommandent d’intégrer au moins trois grands domaines: la santé humaine, la biodiversité les ressources, qui comprennent l’énergie et les matières premières.

 

 

 

Quelle est la part des matériaux dans l’ACV d’un bâtiment, comparativement à celle de son usage ?

BP: Il est difficile de donner une réponse générique. Ce sera différent à Nice, où le chauffage est peu utiliser, et dans le Nord de la France. C’est très dépendant de l’usage aussi : un gymnase chauffé à 14°C, un hôpital à 23°C. Et tout dépend de la durée de vie du bâtiment. En Île de France, pour le résidentiel, les calculs que nous menons usuellement me font estimer la part des émissions de carbone de l’énergie et des usages à 60%  et 40% pour les matériaux. Mais si je suis les règles de calcul de la réglementation en cours de révision, alors j’obtiens pratiquement l’inverse. J’en retiens qu’il faut traiter les deux aspects: matériaux et énergie.

 

Dans les années 1990, l’attention s’est davantage portée sur l’impact environnemental des matériaux que sur les usages de l’énergie. Mais l’ACV montraient, déjà, que l’usage de l’énergie avait un poids très important dans le bilan carbone des bâtiments.

 

Si on veut faire la part des choses entre matériaux et énergie, il faut modéliser le cycle de vie complet du bâtiment. La première question est alors: quelle est la durée de vie du bâtiment. La réglementation envisage 50 ans. C’est peu, certaines structures pouvant durer 200 ans ou davantage. En limitant la durée de vie, on donne mécaniquement plus de poids aux matériaux. Sur le volet énergie, la réglementation se fait optimiste: elle fait l’hypothèse d’une température de 16°C en journée, ce qui ne reflète pas la réalité, en particulier dans le logement collectif où les températures constatées sont bien supérieures. Le renouvellement d’air est sous-estimé, selon le calcul envisagé jusqu’ici. Au final, la réglementation réduit l’impact des usages énergétiques, et souligne celui des matériaux. En parallèle, les promoteurs des matériaux biosourcés ont considéré que les émissions de CO2 de fin de vie seraient moins pénalisantes que celles d’aujourd’hui. Cela avantage l’emploi du bois. Nous avons publié une note interrogeant les fondements scientifiques de ce choix de calcul, qui fait débat chez les scientifiques.

Quelle influence a l’ACV des matériaux biosourcés dans la construction sur la gestion des forêts ?

Jean-François Dhôte:  Le fait que le bois soit moins émetteur de carbone que les matériaux qu’il peut substituer est un élément très important dans le choix des stratégies de gestion des forêts. J’ai piloté une étude nationale qui évalue des scénarios d’évolution des forêts en France à l’horizon 2050, pour estimer la contribution du bois à l’atténuation du changement climatique. Nos scénarios incluent des crises forestières importantes – dont des tempêtes, de grands incendies, qui relarguent de très grandes quantités de CO2. Nous avons comptabilisé le stockage du CO2 dans les sols et les arbres, les économies d’émission par substitution de matériaux. Les modes de calcul de ce type d’évaluation font, eux aussi, l’objet de débats. On peut cependant retenir qu’en dépit de la fragilisation des forêts sous l’effet du réchauffement, il est possible d’intensifier l’exploitation du bois. En France métropolitaine, nous exploitons la moitié de l’accroissement naturel des forêts. La gestion durable des forêts vise notamment à sécuriser le stock – le produit bois, le carbone, la biodiversité, les aménités… Il semble qu’on puisse doubler la production sans atteindre à cette sécurité. C’est souhaitable, à mon sens, car cela participe au renouvellement des forêts – notamment via l’adaptation des essences.

La filière bois profite-t-elle aujourd’hui d’une opportunité inédite de se développer dans la construction ?

BP: La physique du bâtiment veut qu’on soit amené, le plus souvent, à associer des matériaux différents. Si on construit seulement avec du biosourcé (bois et paille pour l’isolation par exemple), les bâtiments sont très légers. Ils manquent d’inertie thermique. En épisode de canicule, il faudra utiliser de l’énergie pour les climatiser. Cela invite à ne pas mobiliser les matériaux biosourcés sans étude précise. Sachant par ailleurs que le béton restera difficilement remplaçable pour les planchers – il associe résistance structurelle et inertie thermique, et il faut compter aujourd’hui avec les bétons bas carbone. Dans nos calculs d’ACV, nous comptabilisons les émissions d’un produit bois comme négatives seulement à condition qu’il provienne d’une forêt certifiée. Et nous encourageons le réusage et le recyclage du bois: il est indispensable d’intégrer dans les calculs la fin de vie des produits biosourcés. Cela fait plusieurs années que le bois est promu. Il est clair qu’il ne peut résoudre seul la question climatique dans la construction – il mérite qu’on l’utilise bien.

 

J-F. D: Considérer que le bilan carbone d’une pièce de bois est nul, quand cette pièce est brûlée pour valoriser son énergie en fin de vie, est un raisonnement valide, dès lors que la forêt est gérée durablement: les arbres sont remplacés, le sol reste capable d’absorber du CO2, de manière à maintenir l’écosystème forestier en bonne santé, et les stocks sont reconstitués. La « neutralité carbone » des produits forestiers s’appuie sur un fondement scientifique.

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