La ville questionne ses certitudes. Aujourd’hui, “l’urbanisme hygiéniste hérité du XIXe siècle [qui] prône la séparation stricte entre systèmes vivants et systèmes sociaux”, est remis en cause. Au cœur du sujet, la question des sols connaît un regain d’intérêt important. Longtemps relégués à ce que le géographe Claude Raffestin désigne comme une “une question de surface”, les sols retrouvent aujourd’hui une dimension écologique, écosystémique et sociétale. Une prise de conscience rapide invite à les considérer dans leur fragilité et leur importance. On parle alors de services écosystémiques rendus par des “sols vivants” : lutte contre les îlots de chaleur, drainage des eaux, tamponnement des pollutions, relai de biodiversité, support d’ agriculture urbaine ou d’usages récréatifs sont au cœur du nouvel intérêt des acteurs de la ville pour ses sols. Dans ce contexte, institutions et professionnels réinventent leurs pratiques et imaginent des alternatives à l’artificialisation.
Précieux sols
La première dimension de ce regain d’intérêt pour les sols est stratégique : aménageurs, constructeurs, politiques et citoyens prennent aujourd’hui conscience de leur intérêt au-delà du support (souvent imperméable) du bâti , qui prévaut depuis les révolutions industrielles. Construire cette culture des sols signifie donc mieux prendre en compte la complexité des sols urbains et la diversité de leurs usages. Dans une proposition de classification des services écosystémiques rendus par les sols urbains, le projet Destisol distingue ainsi 3 grandes catégories : régulation (de la qualité de l’air, du climat, traitement des déchets, purification de l’eau et aléas naturels), approvisionnement (en alimentation, en énergie, en habitat pour la faune…) et culture (conservation d’un patrimoine, attrait local).
La question de la santé des sols est également au cœur des enjeux pour les surfaces fortement soumises aux activités humaines, dont la qualité détermine largement la capacité à rendre des services écosystémiques. Une étude canadienne démontre ainsi que dans 80% des cas, le dépérissement de la végétation urbaine est lié à la qualité des sols. Dans un autre ordre d’idée, on constate que la santé des sols est directement liée à leur capacité à fixer efficacement le CO2. Un enjeu majeur lorsqu’on sait que la quantité de CO2 stocké par les sols représente environ le double du CO2 présent dans l’atmosphère. Biodiversité et couverture végétale (même des sols contaminés) favorisent cette fixation et plaident pour la renaturation des zones urbaines, défendu par un nombre croissant de villes.
Zéro artificialisation nette
Malgré la prise de conscience, l’artificialisation des sols reste galopante. En Europe, la surface artificialisée par habitant approche les 400m², en progression de 6% entre 2009 et 2015. Dans le monde, on estime la perte à 20 millions d’hectares chaque année. Pour lutter contre le phénomène, de grands programmes existent. En France, l’objectif “Zéro artificialisation nette” est inscrit au plan biodiversité, alors que l’Europe déploie un plan “No net land take” à l’horizon 2050.
La réalisation effective de ces objectifs dépend largement d’une capacité collective à transformer les manières de construire et d’envisager l’urbanisme. Le Comité pour l’Économie Verte distingue trois enjeux majeurs : éviter (réutilisation du bâti vacant, rénovation, etc..), réduire (augmenter la densité, fixer une densité minimale au PLU), et compenser (en ramenant l’équivalent de sols dénaturés à leur état naturel initial). Dans les faits, le monde de la construction s’organise. Avec 50 sites “Speed rehab”, VINCI Immobilier entreprend la réhabilitation de 165 000m² de surface de plancher de friches industrielles pour créer résidences pour séniors, logements sociaux et même coliving. Côté densification, l’exposition « Transformations pavillonnaires », organisée au pavillon de l’Arsenal en 2019, présentait toute une série d’extensions et de surélévations pour tendre vers une “ville intense”. D’autres préfèrent réfléchir à l’échelle de territoires plus vastes et proposent comme Antoine Brès, un Distributed Oriented Developpement (DoD) en opposition au ToD (Transit Oriented Development). L’enjeu ici n’est plus la densité de l’habitat mais l’équilibre de la répartition globale des populations…
“Renaturer” : un néologisme pour de nouvelles pratiques
Au-delà des nouvelles manières de bâtir, la fin de l’artificialisation suppose un retour des sols vivants dans l’espace urbain et questionne jusqu’à notre définition de la ville. A ce titre, l’agence TER proposait, début 2021, avec Sols vivants, socles de la nature en ville, une exposition dans laquelle la vue en coupe était le “medium central” : une manière de rendre visible une sédimentation soustraite à nos yeux et pourtant vitale. Le concept de trame brune, qui complète les modèles de trames vertes et bleues, s’inscrit dans cette logique et valorise l’idée de continuité des sols, essentielle à la colonisation et au bon développement du vivant souterrain.
Dans une logique plus “sensible”, Boris Presseq, botaniste au muséum d’histoire naturelle de Toulouse, s’attache à rendre visible la biodiversité urbaine. Pour cela, il arpente les rues de sa ville afin d’inscrire à la craie à même le sol le nom des plantes qui poussent dans les interstices. Plus “professionnel”, le projet Asphalte Jungle participe de la même démarche de “renaturation de la ville”. En coupant l’enrobé, puis en décompactant les sous-couches, l’initiative propose un recyclage in-situ des sols de la ville.
Quelle que soit l’approche, les sols retrouvent aujourd’hui une place déterminante au cœur de l’écosystème urbain, à la fois substrats fragiles à préserver et ressources indispensables à la transformation environnementale des villes.