Villes ad hoc : entre utopies technologiques et égarements

Depuis les années 1950, la construction de villes nouvelles émaille l’histoire urbaine. À l’heure des jeux vidéos comme Minecraft ou SimCity, le rythme semble s’être accéléré : Masdar (EAU), Songdo (Corée du Sud), Cyberjaya (Inde)... Ces utopies urbaines sont la promesse de villes plus intelligentes, plus performantes et plus économes en ressources. Mais quelle place l’humain y trouve-t-il ? Et, comme nous l’évoquions précédemment au sujet des villes algorithmiques, peut-on modéliser a priori l’urbain ? Nous vous proposons de passer en revue 5 villes “ad hoc”, conçues pour répondre à des besoins hétérogènes, où s’observent en creux les grandes transformations des systèmes urbains. En attendant, peut-être, les villes construites par Google et Bill Gates.

Songdo ville ad hoc

Songdo, quand Powerpoint dessine la ville

A une heure de Séoul, Songdo se vend comme la ville ultra-connectée et durable par excellence. Bâtie sur une île artificielle, son impact en terme de durabilité reste à ce stade davantage la promesse des deux compagnies privées porteuses du projet, le constructeur coréen Posco et le promoteur américain Gale, que l’affaire de preuves scientifiques. « Alors que les maîtres constructeurs comme Le Corbusier étaient les seuls à oser construire des villes à partir de zéro, la tâche incombe aujourd’hui aux consultants McKinsey ou PricewaterhouseCoopers », ironise Daniel Hook dans son ouvrage A History of Future Cities au sujet de Songdo, dont l’architecture évoque selon lui l’imagerie des prestigieux cabinets de consultants.

Avec ses tours miroirs aux fenêtres scellées, Songdo a dès le début été pensée pour devenir un hub économique international. Son offre se détaille comme une plaquette de la ville moderne idéale : truffée de capteurs, elle se montre plus “intelligente” car elle analyse en permanence les fonctions de la ville en fonction des usages. La mobilité est assurée par des infrastructures capables d’absorber un trafic conséquent et de relier les points utiles aux populations de CSP+ censés peupler les tours. Ceux-ci sont moins nombreux que prévu : la ville qui devait rivaliser avec Séoul et ses 18 millions d’habitants n’en accueille finalement que 250 000. Parmi les habitants de cette ville “mondiale”, construite en dix ans, seuls 4500 sont étrangers. Pour eux, la ville prévoit un parc central et une promenade au bord de l’eau. “En arpentant Songdo, on n’a pas cette impression de «ville fantôme» que les journalistes décrivaient dans les premières années, raconte un reportage de Libération. Mais on ne croise pas grand-monde.

 

Masdar, la ville verte devenue mirage

A l’origine, Masdar (qui signifie “source” en arabe) devait être achevée en 2016 et être le porte drapeau de l’ambition écologique nouvelle des Emirats Arabes Unis dans le champ des énergies renouvelables : des universités, des sièges d’entreprises prestigieuses, des bâtiments résilients, peu énergivores et à l’esthétique novatrices, devaient tous faire rayonner la puissance pétrolière sous un autre jour. Mubadala, le fonds souverain dont dépend le projet, a toutefois dû revoir ses ambitions à la baisse après la crise financière de 2008. Masdar, qui devait accueillir 90 000 personnes, est au final habitée à temps plein par 2000 âmes – dont une majorité d’étudiants payés pour résider à proximité du Masdar Institute of Science and Technology. Le projet social revendiqué autour de la durabilité a lui aussi pris un tournant, la ville étant principalement alimentée par l’énergie pétrolière.

Une part importante du plan pensé par le cabinet Norman Foster existe bel et bien, à quelques kilomètres de l’aéroport d’Abu Dhabi, sur une superficie de 150.000m2 (soit une fois et demie Paris). “La nuit venue, quelque 300 étudiants du campus (dont 50 % d’Emiratis) errent dans une ville fantôme éclairée par de rares cafés-restaurants et un complexe sportif somnolent”, raconte Le Monde dans un reportage lunaire. Nicolai Ouroussoff, du New York Times, se montre encore moins tendre, qualifiant la ville de résidence fermée ultime, de « cristallisation d’un phénomène global de plus : la division grandissante du monde en enclaves de technologie et de ghettos informes où des questions comme la durabilité n’ont que peu de pertinence ». Les navettes autonomes de la ville fonctionnent, selon lui, à vide.

 

Forest City, aux jardins et à l’ambition suspendus

Forest City a vu le jour à quelques centaines de mètres des côtes de Singapour. Bâti sur quatre îles artificielles, ce mégaprojet immobilier se vend comme un paradis verdoyant à destination de 700.000 habitants, principalement chinois. Les voitures doivent y être englouties par des superstructures, ne laissant en surface qu’une ville intégralement végétalisée et pensée pour les piétons asthmatiques. Plus de 100 milliards de dollars ont déjà été mis sur la table, notamment par des investisseurs chinois et de grandes multinationales et banques (Deutsche Bank, Microsoft), pour qui le projet représente aussi un investissement immobilier intéressant.

Seulement voilà, la construction des jardins suspendus de Forest City vient d’être suspendue par le premier ministre malais Mohamad Mahathir. Le territoire est en fait l’objet de tensions géopolitiques croissantes. “Le fait qu’il s’agisse d’une ville privée, où des compagnies assurent elles-mêmes la sécurité des habitants pose des questions d’extra territorialité à la Malaisie», notait Sarah Moser, spécialiste des villes nouvelles lors d’une conférence à l’université de McGill. Si l’objectif affiché est avant tout immobilier, Forest City incarne selon elle les velléités d’expansion territoriale de la Chine, dont la ville nouvelle sert de medium.

>> LIRE AUSSI : A Malaysian Insta-City Becomes a Flash Point for Chinese Colonialism — and Capital Flight

 

Putrajaya et Cyberjaya, à chaque ville sa fonction

Putrajaya est la nouvelle capitale administrative de la Malaisie. Située à 20 km au sud de Kuala Lumpur, à laquelle elle est reliée par un train rapide, elle s’annonce en rupture avec la capitale historique du pays, à l’urbanisme chaotique et aux influences architecturales occidentales. Loin des tours miroirs de Kuala Lumpur, la morphologie au parti-pris monumental de Putrajaya s’inspire de l’histoire de l’Islam. Ces choix architecturaux s’inscrivent dans une logique d’affirmation identitaire du pays. Certains travaux, comme ceux de Sarah Moser, notent que cette fonction politique a aussi signifié se couper d’une partie de la population. 98% des habitants de la ville sont musulmans, car la ville même refuse l’installation de lieux de culte d’autres religions minoritaires dans le pays (l’hindouisme et le christianisme). La présence de porcs et de chiens est totalement interdite dans la capitale fédérale, et la fonction administrative des bâtiments officiels exclut tout autre type d’activités.

C’est à Cyberjaya que se matérialisent, bien séparément, les ambitions économiques de la Malaisie, qui se rêve en « Silicon Valley asiatique ». L’idée d’une ville à vocation informatique, Cyberjaya, est née d’une étude du cabinet de conseil en gestion McKinsey de 1995. Mais la crise de la fin des années 1990 a ralenti cet élan. Aujourd’hui, les deux villes fonctionnelles sont toutes deux confrontées au décalage entre la réalité et leurs ambitions, et l’attrait des populations et des entreprises reste largement en deçà des espérances.

 

King Abdullah Economic City, où l’habitant est actionnaire

La Ville économique du Roi Abdallah est plus connue sous l’abréviation de KAEC (pour King Abdullah Economic City). Située sur les bords de la mer Rouge, à 50 Km au sud de Rabigh et à 100 Km au nord de Djeddah, elle s’étend sur 180 km² et doit bientôt devenir le 5ème port mondial. Elle ne compte pour le moment que 4 000 habitants, mais prévoit l’installation de 2 millions d’ici à 2035. Elle dispose d’un PDG pour maire, chargé de gérer la cité comme on fait vivre une entreprise. KAEC est d’ailleurs introduite à la Bourse saoudienne depuis le lancement du projet en 2006 -le plus important en termes d’investissements pour une ville nouvelle.

Le projet a été initié par le roi Abdallah ben Abdelaziz Al Saoud en 2005, qui l’a envisagé comme un investissement immobilier rentable autant qu’un moyen de servir de laboratoire à la libéralisation de l’économie et des moeurs du pays. A KAEC, les femmes conduisent et portent des abayas de couleurs depuis plusieurs années maintenant, quand ces pratiques sont proscrites ou limitées dans le reste du pays. La ségrégation des espaces de travail ou de restauration en fonction des genres est également assouplie, et la police religieuse est moins présente.

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