Les villes intégralement planifiées par l’esprit humain pour correspondre à un idéal politique ou technologique d’une époque donnée, seraient froides, rigides, inhospitalières pour leurs habitants et, en définitive, souvent désertées.
Elles sont aussi perçues comme le symbole d’objectifs extravagants et virent parfois au fiasco. Dernière annonce en date, le projet de la très discutée ville The Line du projet d’urbanisme Neom en Arabie Saoudite, qui sera au moins 70 fois plus petit qu’initialement annoncé d’ici 2030.
Mais c’est oublier un peu vite que le Paris aux grandes avenues et aux toits de zinc, qui attire les touristes du monde entier, doit beaucoup à la vision inédite du baron Haussmann, haut fonctionnaire du Second Empire. Saint-Pétersbourg était quant à elle une zone marécageuse inhospitalière jusqu’à ce que le tsar Pierre le Grand décide d’y installer la capitale de son empire, au détriment de Moscou. Enfin, de la Hundertwasserhaus viennoise aux phalanstères anarchistes, les projets d’urbanisme et d’architecture utopiques peuvent aussi être de véritables laboratoires d’expérimentation, parfois couronnés de succès, souvent riches en enseignement. Retour sur quelques villes fort différentes les unes des autres, mais toutes nées artificiellement, fruits de visions grandioses, de visées utopiques ou de désirs d’exploration.
Le laboratoire assumé : Woven City
En 2021, Toyota se lance dans un projet un peu fou : faire sortir de terre une ville intelligente neutre en carbone, au pied du mont Fuji. Cette ville nouvelle est pensée par le constructeur automobile japonais comme un petit laboratoire du futur destiné à accueillir environ 2 000 individus, parmi lesquels des employés de l’entreprise, des scientifiques de passage et les représentants d’entreprises volontaires pour participer au projet. Celui-ci est destiné à tester la mise en place d’un réseau énergétique neutre en carbone, ainsi qu’à expérimenter certaines technologies de demain, comme les voitures autonomes, difficiles à tester dans un environnement urbain hyper dense.
Dans ce projet en cours de réalisation, les maisons en bois, regroupées par huit avec cours végétalisées, et respectant l’architecture japonaise traditionnelle, devraient être équipées de panneaux solaires, dont l’énergie sera stockée sur des batteries et des piles à hydrogène. Truffées de capteur, les maisons promettent de surveiller la santé de leurs habitants et de s’occuper automatiquement d’une partie des tâches domestiques. Des véhicules autonomes seront testés sur les routes, mais une large place sera également accordée aux piétons et deux roues. L’initiative de Toyota est intéressante dans la mesure où l’aspect d’expérimentation futuriste est assumé, et où elle se pense dès le départ comme une expérience à petite échelle plutôt que comme une grande ville utopique.
Entre ville durable et ville fantôme : Masdar
Penser l’après-pétrole dans un État qui doit sa prospérité à l’or noir : telle est l’ambition de Masdar, une ville d’Abou Dhabi lancée en fanfare en 2006, à l’initiative du Sultan al-Jaber, président de l’entreprise d’énergies renouvelables Masdar et de la compagnie pétrolière d’État Adnoc.
La ville peut se targuer d’innovations et réalisations architecturales indéniables. Certaines sont liées à l’usage de techniques low tech ancestrales : les bâtiments sont construits en terracotta, un matériau local millénaire qui protège de la chaleur, et équipés de badguirs, un mode d’architecture traditionnelle persane qui permet la ventilation naturelle dans les bâtiments. D’autres innovations relèvent au contraire des techniques de pointe : voitures autonomes circulant sur des routes souterraines, toits recouverts de panneaux solaires…
Cependant, conçue pour accueillir 40 000 habitants, la ville n’en compte pour l’heure que 6 000, principalement venus étudier l’intelligence artificielle dans l’université dédiée. Une difficulté que connaissent de nombreuses villes nouvelles, qui, passé l’effet de mode, peinent à convaincre des individus de venir habiter sur place et créer une vie locale ex-nihilo. La ville doit en outre encore résoudre le problème de ses ressources alimentaires : un dispositif visant à capter l’humidité dans l’atmosphère par condensation a été testé sans succès, et les fermes verticales déployées n’ont pas fonctionné.
Initiative intéressante qui a su faire mouche sur certains points, Masdar souffre d’une difficulté inhérente aux villes utopiques (convaincre les individus d’y déménager) et cède parfois à un certain solutionnisme technologique qui ne peut tout résoudre.
La capitale ex-nihilo : Brasilia
Inaugurée en, 1960, la capitale brésilienne est le fruit d’un plan d’urbanisme audacieux et d’une architecture futuriste conçus par un trio de visionnaires : l’urbaniste Lúcio Costa, l’architecte Oscar Niemeyer et le paysagiste Roberto Burle Marx. Cette capitale utopique est pensée autour de l’automobile, alors un symbole de l’avenir, avec des lotissements (les “superquadras”) garnis d’espaces verts, abritant chacun une église, une école et des commerces, et conçus pour être desservies par des autoroutes. Elle incarne symboliquement la démocratie brésilienne, les bâtiments administratifs étant disposés par ordre d’importance politique croissante à mesure que l’on s’approche de la place des Trois-Pouvoirs, où sont installés les sièges des pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire.
Mais l’idéal égalitaire qui a nourri la ville est aujourd’hui battu en brèche : conçue pour abriter 500 000 habitants, elle en compte désormais 2,7 millions, et seules les classes aisées résident dans les superquadras, les autres s’entassent dans des quartiers périphériques et subissent des embouteillages monstres pour aller travailler. « Brasília, de ville socialiste qu’elle voulait être, est devenue l’image même de la différence sociale », écrivit ainsi l’écrivain Umberto Eco.
Le miracle de Shenzhen : La ville nouvelle pragmatique
On tend à l’oublier, mais le cœur chinois de l’innovation est le fruit d’une planification méticuleuse. En 1979, le gouvernement de Deng Xiaoping fait de ce paisible village de pêcheurs comptant tout juste 30 000 habitants une zone économique spéciale, bénéficiant d’un régime juridique attrayant pour les investisseurs étrangers. Un plan d’urbanisme et d’espace vert est mis en place, et 20 000 ouvriers sont mobilisés pour venir construire cette future métropole.
Le décollage économique de celle-ci se fait d’abord grâce à l’industrie manufacturière, les faibles coûts de la main-d’œuvre lui permettant d’attirer les investissements et de participer à l’accès de la Chine au statut d’usine du monde. Dans les années 1990, elle s’oriente vers les technologies de pointe, et voit naître plusieurs géants technologiques chinois comme Huawei, ZTE ou encore Tencent. Elle demeure aujourd’hui un vibrant foyer d’innovation, avec notamment de nombreuses initiatives autour de la smart city. Si son succès est le fruit d’une planification gouvernementale, Shenzhen n’a en revanche jamais été pensée comme une utopie… Ce qui explique peut-être en partie son succès ?
La ville nouvelle, sacrifiée sur l’autel de l’innovation ?
Tous les projets de villes utopiques ne bénéficient pas des mêmes perspectives de succès. Ceux qui assument pleinement l’aspect expérimental de l’initiative et s’efforcent de tester un certain nombre d’innovations techniques, architecturales ou urbanistes dans un environnement réduit ont le plus de chances de réussir.
À l’inverse, ceux qui se fixent dès le départ des objectifs grandiloquents, promettant de loger des dizaines de millions de personnes dans un environnement high tech et futuriste en vue de faire une démonstration de puissance et/ou d’attirer des capitaux échouent dans la très grande majorité des cas.
Malgré ces ratés, force est de constater que ces projets ont toujours la cote, et de nouvelles initiatives continuent régulièrement d’apparaître, reflets des grandes préoccupations de l’époque.