[Compte-rendu] « Une menace fantôme ? Les littoraux face à la montée des niveaux marins »

Alors que 3,8 milliards de personnes vivent à moins de 150km du littoral, dans des zones qu’une élévation d’un mètre du niveau de la mer pourrait submerger, comment lutter contre la montée des eaux et préparer au mieux nos sociétés et territoires ?

Pour cette table ronde animée par Ludivine Serrière, Program Lead / Innovation Catalyst chez Leonard, cinq experts des l’économie bleue sont intervenus : Françoise Gaill, directrice de recherche au CNRS, spécialiste des écosystèmes profonds océaniques ; Patrick Bazin, directeur de la gestion patrimoniale du Conservatoire du littoral ; Raphaël Cuvelier, vice-président de la plateforme Océan & Climat ; Karim Selouane, CEO et fondateur de Résallience ; Tom Birbeck, cofondateur et CEO d’ARCMarine.

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Le littoral : du trait à l’espace

Pour faire face à la montée des eaux, il faut d’abord l’appréhender dans toute sa complexité. Comme le rappelle Françoise Gaill, directrice de recherche émérite au CNRS, le niveau de la mer a longtemps été assimilé à une ligne, un élément mathématique facilement mesurable. Cette vision purement scientifique laisse aujourd’hui la place à une interprétation influencée par les sciences humaines : le littoral est désormais vu comme une bande, incluant des systèmes humains et l’influence de l’hydrosphère (qui intègre l’océan et les eaux douces).

Autre élément majeur : le littoral n’est pas figé dans le temps. Comme l’explique Karim Selouane, dont le bureau d’études, Resallience, œuvre à l’adaptation des territoires et infrastructures au changement climatique, le trait de côte a toujours évolué au gré des événements climatiques et des conditions d’aménagement. L’enjeu est donc de comprendre ces phénomènes pour mieux aménager les littoraux. Constat que partage Patrick Bazin, directeur de la gestion patrimoniale du Conservatoire du littoral, qui rappelle que le littoral est naturellement mobile. La preuve : entre 1706, date d’établissement de la première carte fiable de la côte Atlantique, et 1825, le trait de côte du sud de l’île d’Oléron s’était déplacé d’1km, avant de retrouver aujourd’hui sa localisation de 1706 ! À l’influence du changement climatique s’ajoute donc le balancier naturel d’un fonctionnement sédimentaire très actif.

S’adapter, résister, inventer

Face à la montée des eaux, plusieurs solutions : coloniser l’espace maritime, résister à l’élévation, composer avec elle, ou inventer de nouveaux modèles d’adaptation, résume Françoise Gaill. Pour Raphaël Cuvelier, l’enjeu consiste à jongler entre ces différents types de solutions en conciliant aussi bien la protection que l’adaptation et en jouant autant sur l’infrastructure (surélévation du bâti) que sur des solutions fondées sur la nature (renforcement des systèmes de mangroves et des systèmes coraliens). Parmi ces méthodes « soft », Patrick Bazin cite l’exemple de la gestion souple du trait de côte, qui consiste à faire des milieux naturels des zones tampon. À Hyères, des enrochements construits pour protéger le littoral produisaient une lame d’érosion. Le Conservatoire du littoral a décidé de les retirer pour recréer une plage, renaturation qui a permis de freiner l’érosion.

Les solutions sont donc nombreuses ; pour être efficaces, elles doivent cependant être mises en œuvre à la bonne échelle. C’est tout l’objectif du Projet Seaties, né en 2015 pour assurer que l’océan figure à l’agenda des Accords de Paris. Comme l’explique Raphaël Cuvelier, Seaties a voulu se focaliser sur les villes, qui concentrent les populations et donc les vulnérabilités. Car les solutions seront notamment territoriales… même si les problèmes, eux, proviennent d’une échelle plus large. Karim Selouane évoque ainsi le transit sédimentaire le long de la côte africaine, qui provient de tout le continent. « Penser que les solutions la variation du trait de côte sont exclusivement locales, c’est voir la moitié de la réalité. Il y a d’une part des aléas que les acteurs locaux ne contrôlent pas, et d’autre part des besoins d’adaptation très locaux ».

Une question d’échelles d’espace, donc, mais aussi de temps. Car comme le note Patrick Bazin, si le temps de l’élévation du niveau de la mer est long (des décennies voire des siècles), celui de l’investissement est plus court, pour ne rien de celui du mandat politique. Patrick Bazin rappelle ainsi que le premier appel à projets du ministère de l’Écologie pour aider les collectivités locales à réfléchir à des solutions de relocalisations s’est tenu en 2012 ; cinq communes ont déposé des projets, quatre de leurs maires n’ont pas été réélus aux élections municipales suivantes. Car répondre à l’élévation du niveau de la mer, c’est aussi relever un défi majeur : celui de l’acceptabilité sociale des transformations nécessaires.

Le défi de l’acceptabilité sociale

Lutter contre la montée du niveau de la mer est largement une question d’ingénierie sociale, rappelle Patrick Bazin : « il faut coconstruire avec les populations, qui n’accepteront pas des solutions qu’elles ne comprennent pas ». Parmi ces solutions controversées : la relocalisation de populations, comme le planifie le gouvernement indonésien pour la ville de Jakarta, ou comme devra le faire la Floride, désormais inassurable tant ses villes sont exposées au risque de submersion. Comment convaincre les populations des littoraux de faire un trait sur leur mode de vie ? Par la co-construction et la pédagogie, répond Raphaël Cuvelier. La Rochelle a ainsi lancé une démarche prospective pour réfléchir, avec l’ensemble des parties prenantes son territoire, à une trajectoire d’adaptation fondée sur un scénario correspondant à l’élévation observée pendant la tempête Xynthia + 20 cm. À l’Université de Caen, des chercheurs ont mis au point un outil vidéo de modélisation visuelle de la montée du niveau de l’eau un jour de tempête, montrant des vagues déferler dans les rues. Une façon d’inciter les populations à prendre conscience du danger et débattre des solutions. « Le champ des sciences sociales appliquées au changement climatique est encore balbutiant, explique Raphaël Cuvelier. Or il peut pousser les gens à rentrer dans une dynamique positive, en visualisant un futur souhaitable ».

Pitch de startups : ARCMarine et Resallience

Les matériaux de protection sous-marine traditionnels sont fabriqués à partir de béton à l’empreinte carbone très élevée, parfois toxiques pour l’environnement. C’est ce constat qui a poussé Tom Birbeck, CEO d’ARCMarine, à concevoir des solutions fondées sur la nature pour améliorer les projets de construction offshore. D’abord en créant le « marinecrete », béton marin sans plastique, recyclé à 98% et neutre en carbone, puis en développant des « reef cubes », structures de défense côtière conçues pour servir de lieu de reproduction et de nurserie pour les requins, raies et céphalopodes. Sept mois après l’installation, algues et varechs indigènes ont colonisé les structures et une micro-vie a conquis les bassins rocheux. La startup travaille également sur un prototype de tuile portuaire vertueuse. « Nous concevons dès le départ en pensant à la nature », souligne Tom Birbeck.

Grâce à des données satellitaires, à la connaissance des infrastructures et environnements bâtis et à des données climatiques, Resallience modélise des systèmes complexes pour donner à voir des effets domino à différentes échelles. Deux projets s’attaquent plus particulièrement à la question du niveau de la mer. Le premier propose aux États insulaires des outils de planification et de gestion dédiés à l’adaptation au changement climatique en fonction de différents scénarios. Grâce à un diagnostic de performance résilience, des scénarios d’aléas sont proposés, qui permettent aux acteurs publics de mieux évaluer voir le coût social et le coût des dommages physiques pour mieux dimensionner des solutions d’adaptation. Un deuxième projet, mis en œuvre au Sénégal, a permis de créer un prototype de méthodologie combinant données scientifiques et socioéconomiques pour scénariser des investissements visant à réduire l’impact de l’élévation du niveau de la mer. À la clé : sensibiliser les acteurs locaux à une vision multirisque pour coconstruire le littoral de demain.

Cet événement était le troisième d’un cycle de Leonard, organisé en partenariat avec Sustainable Ocean Alliance, qui examine les perspectives de développement des énergies marines, l’avenir des ports et infrastructure et la résilience des côtes et des écosystèmes marins.

Photo : Don. Leslie-hamed Bagou sur Pexels

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