« Si, en tant que société, nous avions à concevoir l’ensemble de notre système routier de zéro, à quoi ressemblerait-il ? ». Johannes Himmelreich est philosophe à l’Université de Stanford et travaille en collaboration avec les ingénieurs du CARS (Center for Automotive Research at Stanford). Dans une récente tribune, il pose cette question dont la formulation, mine de rien, annonce une révolution copernicienne dans les questionnements éthiques liés au développement de la mobilité connectée et autonome.
L’éthique du feu rouge
C’est que, jusqu’ici, lorsqu’il s’est agi de réfléchir aux questions morales autour de l’usage de la voiture autonome, c’est avant tout à une « éthique de l’extrême » que les scientifiques se sont référés. Le cas le plus célèbre est sans doute la Moral Machine du MIT. Cette application propose au joueur des scénarios d’accident où celui-ci doit répondre, schéma à l’appui, à la question suivante : que devrait faire une voiture autonome dont les freins font défaut à l’approche d’un passage piéton ?
Exemple : doit-elle s’écarter et percuter une barrière en béton, conduisant à la mort des passagers (une homme, une fille et une femme – médecin) ou continuer vers l’avant et sacrifier cinq individus, dont un homme en surpoids et un chat ? La plateforme, qui vise à rassembler des « perspectives humaines sur les décisions morales prises par les machines intelligentes », renvoie en fait au vieux dilemme du tramway, fameuse expérience de pensée éthique dont les dernières études montrent pourtant qu’elle reflète mal les décisions que nous prendrions effectivement dans une telle situation.
À ces tentantes expériences de l’extrême, Himmelreich oppose la nécessité d’une éthique des « situations routières bassement quotidiennes », qui s’intéresse à des questions aussi terre-à-terre que : comment la voiture autonome doit-elle se conduire à l’approche d’un feu rouge ?
Mobilité, sécurité, environnement, justice sociale
En effet, la conception algorithmique d’un robot conducteur est en elle-même porteuse de nombreux dilemmes éthiques. Les questionnements sur l’« évitabilité » supposée du récent accident mortel impliquant un véhicule autonome Uber aux Etats-Unis nous font bien sûr penser de prime abord à la question de la sécurité. Comment résoudre ce dilemme a priori insoluble, qu’il convient pourtant de programmer sous le capot de la voiture autonome, entre vitesse, sécurité des passagers et sécurité des autres usagers de la route ? Après tout, on pourrait aussi concevoir des voitures autonomes qui roulent au pas…
D’autres dilemmes sont à prévoir. Chaque micro-décision prévue par les systèmes d’exploitation des voitures autonomes est potentiellement porteuse d’un choix moral : entre mobilité et environnement (l’impact du réglage du contrôle de l’accélération sur les émissions carbonées, par exemple), ou en termes de justice sociale (les pilotes autonomes feront-ils mieux que les humains, qui laissent patienter en moyenne les Noirs 32% plus longtemps que les Blancs aux abords des passages piétons ?).
De l’éthique de la voiture autonome dépendront les infrastructures de demain
Les travaux d’Himmelreich impactent les infrastructures routières elles-mêmes : elles alimentent la réflexion sur la route et la signalisation que nous souhaitons pour demain, « en tant que société ». Car, après tout, pourquoi aurions-nous encore besoin de passages piétons demain ? Peut-être est-ce devant le caractère hypnotisant de cette vidéo d’une gestion totalement autonomisée d’un méga-carrefour routier que le philosophe s’est posé cette question, mais sa conclusion est bien celle-ci : avec la voiture autonome, les villes ont la possibilité de re-designer de fond en comble le trafic urbain, et de repenser l’existence même d’équipements comme les feux rouges ou les passages piétons.
La NACTO, une organisation qui rassemble grandes villes nord-américaines et agences de transport, a d’ailleurs esquissée l’utopie d’un urbanisme du quotidien à l’ère de la mobilité autonome. Parmi les bouleversements attendus sur l’infrastructure, la libération d’une partie importante de l’espace public, mais aussi, par exemple, l’idée que « les piétons pourraient être priorisés sur chaque recoin des rues de demain ». Une utopie qui, pour devenir concrète, doit regrouper certaines conditions : une signalisation dynamique interagissant avec les véhicules (sans pour autant barder le citadin piéton de capteurs !), un trafic automobile géré pour être plus espacé ou encore la clarification a priori de la responsabilisation juridique en cas d’incident (constructeur et/ou gestionnaire d’infrastructure ?). À la clé : « l’acte intuitif de traverser directement vers sa destination pourrait redevenir normal ». Sans passage piéton, donc ? Des questionnements nouveaux qui mêleront éthiciens et ingénieurs, mais qui relèvent aussi de choix de société et de l’aménagement « classique » de l’espace public. Encore faut-il s’y préparer collectivement : « L’autorité qui est la mieux à même d’organiser l’espace public c’est celle qui a reçu mandat de ceux qui y vivent. Il va falloir qu’un dialogue s’instaure avec les constructeurs pour anticiper, gérer et orienter les futurs flux de véhicules autonomes », notait ainsi récemment Philippe Dewost, directeur de Leonard.