« Aujourd’hui, il faut apprendre à faire mieux avec moins parce que nous avons exploité la planète jusqu’aux limites des ressources », écrit Jana Revedin, architecte et créatrice des Global Award for Sustainable Architecture dans son ouvrage L’Architecte et l’existant. Par ces mots, l’universitaire pointe la solution. La ville de demain est déjà présente – elle est là sous nos yeux avec son patrimoine bâti, son histoire et ses ressources cachées.
« Déconstruire au lieu de démolir »
En 2014, l’État lance un plan global de rénovation urbaine dans lequel plus de 48 milliards d’euros sont investis. Un premier bilan est dévoilé en décembre 2022 : ce sont en tout 546 quartiers qui auraient bénéficié du PNRU, 408 500 logements réhabilités et 385 400 réhabilités. Sauf que, commente dans la revue Ballast, l’architecte Jean-Philippe Vassal (Prix Pritzker 2021 avec Anne Lacaton), « on a démoli environ 160 000 logements pour en reconstruire 140 000 ». Un gâchis, selon l’architecte. À la démolition, l’auteur de Lutter pour la cité – habitant.es face la démolition urbaine préfère composer avec l’existant, bâtiments, mais aussi habitants.
Autrement dit, « on doit rendre le patrimoine fertile », analysait l’architecte et urbaniste Clément Blanchet pendant le festival Building Beyond 2023 lors d’une table-ronde consacrée au rôle à donner au patrimoine dans la construction de la ville . « Le bâti ne doit pas prédominer sur l’usage », abonde, Maryse Faye, l’adjointe au Maire de Montpellier déléguée à l’urbanisme durable. « Le bâti doit avoir droit à une seconde, une troisième vie. Au lieu du terme « démolir », nous devons parler recyclage, déconstruction, débâti et aussi régénération ». Une démarche volontaire en écho avec l’introduction d’un objectif de zéro artificialisation nette des sols (ZAN) pour contrer l’étalement urbain et aller dans le sens d’une « ville stationnaire » pour reprendre l’expression des architectes Sophie Jeantet, Clémence de Selva et de l’ingénieur Philippe Bihouix dans un livre récemment paru.
…Et réutiliser
Loin d’une philosophie de la table rase, à Oslo, le cabinet d’architectes Mad Arkitekter a travaillé sur la construction d’ un bâtiment de 43 000 m2 dont 80% des matériaux proviennent de la réutilisation. Et ce faisant, cette approche a permis de réduire l’impact carbone de 70% par rapport à une construction standard. Dans le pays, les acteurs du réemploi commencent à émerger, telle la startup Material Mapper qui se veut être un « boncoin des matériaux ». La plateforme cartographie les matériaux de construction disponibles – déchets et surplus – et les bâtiments amenés à disparaître. L’apparition d’un Material Mapper est d’autant plus facilitée par une action publique très en faveur de la réutilisation des matériaux – et plus largement de la décarbonation du secteur du bâtiment. En Belgique et en France, Rotor et Cycle Up sont les chantres du réemploi et de la circularité dans le secteur. « Le réemploi a été la norme durant des millénaires », défend dans Libération l’un des membres du collectif Rotor, Victor Meesters. « Citons les spolia, ces réutilisations de matériaux pour édifier de nouveaux bâtiments, couramment pratiquée dans la Rome antique ».
En juillet 2028, la ville de Los Angeles accueillera les JO d’été. Que faire de tout ce qui a été construit une fois les festivités passées, s’est interrogé dans Wired l’architecte californien Rob Berry avec ses étudiants. « On s’est demandé comment fonctionnait un bâtiment à jour 1, mais aussi 5 ans après ou dans 10 ans ». C’est cette même idée qu’encourage l’architecte Clément Blanchet auprès de ses étudiants : « Je dis souvent à mes étudiants de penser à quelle ruine sera leur bâtiment dans 100 ans ». Penser la déconstruction, le désassemblage d’un bâtiment dès sa construction doit devenir systématique. À la Cornell University, c’est tout un laboratoire qui consacre ses recherches à la vision d’une architecture régénérative. « On pose la question du recyclage de nos déchets domestiques, mais on oublie le fait que l’industrie de la construction rien qu’aux États-Unis produit deux fois plus de déchets que nous à la maison », déclare à la BBC Felix Heisel, architecte et chercheur à la Cornell University.
Faire « avec le vide »
La vacance des bureaux est passée de 2,6 millions de m2 fin 2019 juste avant la crise du Covid-19 à 4,4 millions de m2 à la mi-2022, selon l’Institut Paris Régions (IPR). En cause : l’obsolescence d’une partie des bâtiments ou encore le télétravail. « Nous sommes à la tête d’un petit magot, d’un capital que sont ces temps morts, ces salles de réunion vides et tous ces bureaux qui ne servent à rien », tempète l’urbaniste et auteur d’un manifeste pour un urbanisme circulaire, Sylvain Grisot lors de la table-ronde au Building Beyond Festival consacrée à la question de l’intensification des usages du bâti. « On n’a peut-être pas la place, mais on a le temps », poursuit-il, introduisant l’idée chère au géographe Luc Gwiazdzinski, de chronotopies. À savoir, appliquée au bâtiment, l’idée d’un espace dont la fonction varierait à la mesure de la journée. Bureaux, le jour et pourquoi pas logements la nuit, donc ? Voire tout simplement faire fi de la Charte d’Athènes et transformer tel endroit à la fonction définie en un autre type d’endroit.
De tels espaces auraient de surcroît un intérêt écologique, renchérit l’ingénieur de formation et architecte, Grand Prix de l’Urbanisme 2022, Franck Boutté : « Le carbone qu’on a concentré pour construire ces lieux est divisé dans un service rendu sur du temps pour plusieurs usages et plusieurs utilisateurs ». On peut notamment citer les cas de Ground Control ou de la Cité fertile en région parisienne, espaces réinvestis en tiers lieux culturels. « Par cette forme de recyclage urbain, on va à l’encontre de ce qui fait classiquement un projet immobilier où chaque mètre carré à un usage ou un prix », commente Charlotte Girard, directrice transition, RSE et innovation de SNCF Immobilier lors de la table-ronde consacrée aux promesses du recyclage urbain.
Mais dans les faits, qu’induit la reconversion de ces bâtiments ? Il existe d’abord un frein juridique – le permis de construire diffère selon que l’ on a construit un bureau ou un logement. Techniquement, les normes changent. Selon le type de bâtiment, l’épaisseur de façade, la hauteur du plancher au plafond, mais aussi les arrivées d’eau, ne sont pas les mêmes. Et enfin, souvent, reconstruire coûte parfois plus cher que construire du neuf, raconte dans une chronique très complète le journaliste Olivier Marin.
Un appareil réglementaire et gouvernemental néanmoins favorable
Des difficultés en partie levées par tout un appareil réglementaire plutôt encourageant ces transformations. On peut citer la mise en place de la loi Elan votée fin 2018, qui introduit un bonus de constructibilité de 30%, ainsi qu’une dérogation aux obligations de mixité sociale. Du reste, le plan France Relance a engagé 300 millions d’euros pour la reconversion des friches et 350 millions d’euros pour aider à la relance de la construction durable. Enfin, la loi Climat et Résilience stipule que les bâtiments dont le permis de construire est déposé après le 1er janvier 2023, doit faire l’objet d’une étude de potentiel de réversibilité…
En Île de France, à Pantin, la société 3F IDF a livré récemment un ancien bâtiment de bureaux de 6000m2 reconverti en un immeuble de 70 logements. À Bordeaux a été déposé en janvier 2022 un permis de construire sans affectation pour un projet de 4000 m2 évolutifs. Lors de la table-ronde consacrée au « patrimoine contre le futur ? » pendant Building Beyond, l’élue montpelliéraine Maryse Faye explique comment la ville « a installé un conservatoire de musique dans une ancienne maternité qui avait été elle-même un ancien poste de police ». Au cours de la table ronde consacrée à la transformation des infrastructures routières héritées du 20e siècle, Patricia Pelloux, directrice adjointe de l’APUR est quant à elle revenue sur la transformation des voies sur berges à Paris.
Tirer parti du patrimoine immatériel des territoires
Plus étonnante est l’approche de la ville de Brest d’utiliser son histoire – donc son patrimoine immatériel – pour irriguer ses politiques publiques. Lors de la table-ronde consacrée aux « ressources cachées des territores », Frédérique Bonnard Le Floc’h, vice-présidente de Brest Métropole en charge des coopérations territoriales, a rappellé le passé mutualiste de sa ville : « Le territoire d’où je viens a vu naître le mutualisme, avec des individus, des entreprises qui ont pour ambition de faire à la fois ensemble et avec. (…) C’est le pouvoir des vulnérables, le pouvoir de ceux qui seuls, ne peuvent rien, mais qui s’ils coopèrent peuvent affronter les problèmes de manière très puissante ! ». Depuis 1974, la métropole œuvre avec cette tradition de mutualisation très forte et une culture « d’entrepreneurs de territoires ».
Autre atout disponible et déterminant pour la transition vers une ville durable, la participation citoyenne. Lors de la Biennale d’architecture de Venise en 2018, l’architecte et enseignant, commissaire du Pavillon français avait illustré cette idée en évoquant ces « situations d’architecture », ces lieux de vie transformés sur la durée par les habitants même, telle la réhabilitation de la cité de Beutre.
Bien loin de se limiter au bâti, le patrimoine apparaît ainsi comme un puissant levier au service des territoires pour mieux s’approprier les enjeux de la transition environnementale.