Nos villes ne ressembleront pas toutes à Alphaville, cette cité totalitaire pilotée par l’ordinateur Alpha 60, qu’imaginait Jean-Luc Godard en 1965. Pourtant, cette « métaphore du souci de tout planifier, de prévoir, de contrôler, d’organiser » est probablement plus d’actualité que jamais : l’essor des technologies de captation et de géolocalisation, de stockage et de traitement de grandes masses de données et enfin les progrès de la science algorithmique remettent au goût du jour l’ambition de piloter, voire de programmer la ville.
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La ville programmable : retour d’un vieux rêve
Invité par Leonard:Paris et son festival Building Beyond à discourir sur le sujet, Antoine Picon, professeur d’histoire de l’architecture et de la technologie à la Harvard Graduate School of Design, rappelle qu’en réalité, cette ambition de « programmabilité » traverse l’histoire urbaine depuis que les villes sont villes. Dès la fin du 19ème siècle, entre les premiers atlas statistiques et la mécanographie symbolisée par les premières tabulatrices d’IBM, les systèmes d’information et de calcul laissent deviner la montée en puissance de sociétés ayant besoin de quantités massives d’information pour gouverner les espaces. Mais ce sont surtout les années 1960 et la culture cybernétique – d’une racine grecque signifiant « gouvernail » – qui font coïncider les débuts de l’ère informatique avec des tentatives de modéliser des villes désormais perçues comme des systèmes pilotables depuis un operation center.
Aujourd’hui, l’avatar de la ville programmable succède (ou se superpose ?) à celui de la ville « 2.0 », qui était conçue comme une plateforme ouverte. Ce néo-avatar renouvelle donc l’imaginaire d’un contrôle lisse et efficient et, dans le réel, l’ère de la compréhension par les données des phénomènes urbains et de leur prédictibilité semble bel et bien en marche : le nombre, la sophistication et l’intégration des algorithmes vont s’accroître, et les citadins vont apprendre à cohabiter, de plus en plus, avec des entités de délibération non-humaines, au moins en partie automatisés. La nouvelle science des données urbaines (les « very big data » et le data mining), dans laquelle entreprises et élus s’engouffrent aujourd’hui, annonce le retour de la vision d’une ville-système. Le numérique pulvérise le concept de flux et donne à voir, en lieu et place, des évènements, soit des milliards d’occurrences parcellaires, que l’on s’efforce de modéliser pour en faire sens.
Programmer la ville : pour quoi faire ?
Dans la pratique, ces ruptures conceptuelles débouchent sur de profondes ruptures professionnelles que les acteurs traditionnels de la ville doivent appréhender. D’une part, se crée un besoin d’infrastructures d’un nouveau genre, les plates-formes, chargées de donner du sens et de remettre en cohérence ces informations isolées. S’observe aussi la nouvelle prééminence de certains métiers : ceux liés au code (programmation algorithmique et statistique), mais aussi ceux liés au récit, la simulation et les data-visualisations impliquant bien souvent une mise en scène, une narration urbaine nouvelle.
« Le » premier secteur impacté est avant tout celui de la mobilité. La connaissance des déplacements individuels permet d’envisager des transports publics à la demande, comme cette start-up de Boston, Bridj, qui proposait un bus au service flexible, basé sur les commandes en temps-réel des utilisateurs mais aussi sur l’analyse de données notamment issues des réseaux sociaux. Mais, de manière plus transversale, c’est petit à petit qu’une nouvelle culture urbaine se fait jour, comme l’explique Pierre Houssais, directeur de la prospective et du dialogue public à la métropole du Grand Lyon. Pour lui, la ville programmable se cherche et en reste pour l’heure au stade des expérimentations. À Lyon, c’est l’enjeu environnemental qui fonctionne comme moteur de l’innovation : les autorités locales lyonnaises se dotent d’outils numériques pour optimiser des ressources devenues rares, l’information devenant un outil d’allocation de ces ressources. Avancées humbles mais concrètes (à Lyon, des capteurs intelligents de température de voirie permettent d’optimiser le salage, et des capteurs dans les silos à verre permettant d’optimiser les tournées de recueil, etc.), transformations structurelles (smart grids, suivi des consommations et optimisation énergétique des bâtiments) et pilotage par les données des politiques publiques (le recyclage, par exemple, mais aussi la sécurité) : la ville programmable se dessine sûrement mais timidement.
Biais, données partielles, gouvernance : la ville peut-elle vraiment se programmer ?
Peut-on alors vraiment imaginer que l’on puisse piloter les villes ? « Tempérons notre enthousiasme ! », modère Antoine Picon. Les solutions technologiques ne font tout d’abord bien souvent que déplacer des problèmes, et les logiques de modélisation ont tendance à simplifier, voire à travestir le réel. Mais, surtout, la ville n’est pas une réalité figée : piloter cette construction à la fois spatiale, sociale et culturelle, en perpétuelle évolution, s’avère chimérique. Les capteurs, algorithmes et modèles prédictifs ne sont de surcroît pas neutres : ce sont des constructions sociales, qui correspondent aux objectifs de leurs concepteurs. Les usages imprévisibles des utilisateurs finaux, de plus, cassent l’idée d’une ville parfaitement « gouvernable » : très concrètement, la mise en place d’un projet de pilotage de bâtiments à énergie positive, à Lyon, s’est ainsi frotté à la trop grande difficulté de faire changer les comportements des usagers. Enfin, effets rebonds et pervers se multiplient : une plateforme qui se propose de faciliter les déplacements risque de générer d’autres déplacements, une autre qui optimise le stationnement favorise en fait l’accroissement du nombre de voitures qui veulent stationner !
Pour Célia Zolynski, professeure de droit privé à l’Université de Versailles Saint-Quentin, les travers de la gouvernance algorithmique de la ville sont en partie connus. Elle induit ainsi en particulier des risques d’enfermement, communautaires (des populations mises au ban car pas assez « efficaces ») ou individuels (risque de faire s’auto-renforcer certains rapports sociaux une fois modélisés). « Il faut porter la vision d’une ville qui redevienne un espace habité et pas seulement ‘dataïfié’, dans lequel nos doubles numériques sont pilotés », ajoute Célia Zolynski. Celle qui est aussi membre du comité de prospective de la CNIL (voir notamment le cahier de prospective La plateforme d’une ville, ndlr) rappelle qu’une réflexion existe en France pour assurer une transparence des systèmes algorithmiques pilotant les politiques publiques, a fortiori urbaines.
Cela renvoie à l’idée que l’idéal de ville algorithmique demeure une question fortement politique. Et, puisqu’il réduit parfois la ville à un marché des comportements qu’une plateforme suffirait à agencer, sa gouvernance est une question phare. Si beaucoup d’élus rêven de « jouer à Sim City » et au pilotage automatisé de la ville, ceux-ci doivent aussi voir que l’exercice de la politique, dans un contexte d’IA généralisé et d’acteurs privés possédant des masses d’informations pertinentes sur le fonctionnement de « leurs » territoires, ne relève plus vraiment de la politique traditionnelle… Et les projets de design urbain qui seraient crowdfundés et conçus par les citadins eux-mêmes, sans tiers, ne sont pas un horizon inimaginable. Reste peut-être, aussi, à ne pas oublier que l’espace urbain est par nature un creuset d’imprévu irréductible à un jeu de données : pensons la programmabilité des villes, mais aussi leur improgrammabilité !