Tout réinventer ?
On le sait, le secteur du bâtiment est le premier secteur en consommation de ressources et en production de déchets. Le système urbain représente 70% quant à lui des émissions carbone globales. Pour réduire ces chiffres, l’économie circulaire fait figure d’alternative durable. Elle consiste en un découplage entre la création de valeur et l’impact sur l’environnement. Concrètement, elle prend la forme d’un ensemble de concepts aux noms parfois curieux pour le néophyte : parmi eux, le cradle to cradle, la logistique inversée, le bouclage des flux, etc.
Ces approches permettraient de réduire les émissions carbone liées aux matériaux jusqu’à 61%. D’après la Commission Européenne (en 2016), chaque point gagné en efficacité énergétique pourrait économiser jusqu’à 23 milliards d’euros aux entreprises européennes et créer jusqu’à 150 000 emplois. Dans ce contexte, plusieurs entreprises de construction ont pris des engagements en faveur du développement de l’économie circulaire dans leurs activités. VINCI en a fait l’un des 3 engagements de son “ambition environnementale”. Avec sa filiale Eurovia, le groupe développe par exemple des granulats en matériaux recyclés pour limiter l’impact environnemental de la construction en béton. Si ces initiatives sont évidemment de bonnes nouvelles, l’élan général reste assez timide dans le secteur. En cause, une difficulté à définir de nouveaux modèles d’affaires et à mesurer les gains environnementaux précisément.
Consultant chez Arup, Carol Lemmens admet l’ampleur de la tâche : « Le bâti se compose de nombreux systèmes interdépendants et interconnectés qui sont extrêmement complexes. Nous savons qu’appliquer les principes de l’économie circulaire permettra à une société plus prospère et durable d’advenir, mais cela implique de radicalement réinventer tous les aspects de la construction. »
L’enjeu du « resource management »
Comment identifier les potentiels économiques et créer de la valeur dans l’économie circulaire ? Trois phases de production sont souvent distinguées : la conception, l’usage et la fin de vie. À chacune d’elle il est possible de créer de la valeur mais, séparées les unes des autres, elles perdent en partie leur sens. La difficulté de la circularité tient à l’élaboration d’un système entier. En effet, si des efforts sont mobilisés pour concevoir un bâtiment facilement démontable, pourquoi ne pas tirer de la valeur des matériaux une fois ceux-ci démontés ? L’économie circulaire demande ainsi une vision à long terme, en particulier dans le secteur de la construction puisqu’elle doit anticiper la fin de vie des ouvrages.
La première phase, l’éco-conception, doit permettre au bâtiment d’être désassemblé en fin de vie. L’enjeu est donc que les matériaux puissent être réemployés, upcyclés ou recyclés. Ces efforts d’éco-conception portent sur trois aspects : les techniques de construction, la toxicité des matériaux et la connaissance des propriétés de ceux-ci. Ce dernier point est particulièrement critique, il déterminera l’efficacité du démontage et de la revalorisation des matériaux. C’est le rôle du passeport circulaire, développé par le projet européen BAMB, qui entend tenir un inventaire des matériaux et de leurs caractéristiques (composants, période d’usage, démontage…). Le bâtiment apparaît alors comme une “banque de matériaux”.
Selon la fondation Ellen MacArthur, un tel design allonge la durée de vie du bâtiment et réduit les coûts de maintenance. Sa qualité va déterminer les rendements lors de la fin de vie du bâtiment, lorsque les matériaux démontés seront revalorisés. Entre ces deux phases, l’usage aussi peut produire de la valeur, notamment si l’on passe dans un modèle d’affaire « product as a service », où le bâtiment n’est plus un produit mais un service. Cette approche permet de mettre en place du leasing ou du partage. Elle implique cependant d’avoir une gestion des coûts d’exploitation assez fine sur le long terme et un retour sur investissement plus tardif.
La course aux indicateurs
Pour ne pas avancer dans le noir et conduire efficacement ces transformations du modèle d’affaire, encore faut-il savoir mesurer leur impact environnemental réel. Dans un rapport de 2018, l’Institut National de l’Économie Circulaire (INEC) s’interroge : « Que penser d’une amélioration du taux d’utilisation de matériaux recyclés qui s’accompagnerait d’une hausse des émissions due à une augmentation du transport ? ».
Parmi les indicateurs, on connaît le C2C (pour « cradle to cradle ») dont la certification est centrale dans une logique de passeport circulaire. L’analyse du cycle de vie (ACV) fait partie des indicateurs qui ont le vent en poupe. Méthode d’évaluation normalisée, elle permet d’évaluer un bilan environnemental multicritères et multi-étapes d’un produit ou d’un service sur l’ensemble de son cycle de vie.
Cependant, la définition même de l’économie circulaire est encore assez floue et hétérogène d’un acteur à l’autre. Étant donné la multiplicité des acteurs et des secteurs, il n’existe pas de cadre normatif commun, et chacun tend à développer ses propres outils. Après une enquête auprès de 140 entreprises, le rapport de 2018 du WBCSD, détermine que 74% d’entre elles structurent leurs indicateurs autour de leur propre définition de l’économie circulaire. Le second cadre théorique le plus mentionné étant le diagramme en papillon de la fondation Ellen MacArthur (24%).
Acculturer les partenaires
À en croire les débats qui entourent la nouvelle réglementation énergétique (RE 2020), l’application de certains outils comme l’analyse du cycle de vie avance encore à tâtons. Pour Eric Bussolino, directeur chez AIA Studio environnement, « Nous devons acculturer l’ensemble des acteurs avec la notion carbone : pour le moment, nous sommes encore entre initiés. Il faut ensuite systématiser l’ACV et dynamiser la filière de production des fiches de données environnementales et sanitaires. »
En allant plus loin, le rapport de l’INEC regrette que ces indicateurs soient trop centrés sur le produit, quand ils gagneraient à intégrer l’entreprise et le territoire dans l’analyse de leur impact environnemental. Souvent sous-estimés, ils permettraient de représenter d’autres dimensions pertinentes de l’économie circulaire. Ainsi, il serait plus aisé de modéliser des paramètres complexes comme l’effet de rebond lié à l’amélioration énergétique d’un produit.