Quand la nuit n’est plus

Pour la deuxième édition du festival Building Beyond, Leonard, La Fabrique de la Cité et la Fondation VINCI pour la Cité ont réuni pendant deux semaines 70 faiseurs de villes, chercheurs, architectes, ingénieurs et artistes pour questionner les échelles des villes et penser ainsi l’avenir des territoires et des infrastructures.

Voilà plusieurs années que nous rechignons à aller nous coucher. Une étude DARES révélait en 2012 que 15,4% des salariés travaillait la nuit, soit deux fois plus qu’il y a 20 ans. Dans leur sillage, les horaires des commerces et des transports s’étendent. Afin d’éclairer les mutations de la nuit, Leonard a réuni le géographe Luc Gwiazdzinski, la directrice des gares de Paris Gare de Lyon et Paris Bercy, Valérie Bonnard et le chef d’entreprise François Cheenne, de chez Citeos et Cegelec Tours Infras, dans le cadre du festival Building Beyond.

 

Le 19ème siècle a rendu la nuit fashion

La nuit a été chargée négativement pendant des siècles, rappelle en préambule Luc Gwiazdzinski. Elle était inquiétante. Les religions ont très tôt nommé des veilleurs chargés de prier afin de permettre à la communauté de « passer la nuit ». C’est que les animaux diurnes que nous sommes, à la vue défaillante dans l’obscurité, éprouvent alors leur vulnérabilité.

Pourtant, la nuit est devenue un enjeu de pouvoir. On appelait d’ailleurs Louis XIII le roi « chasse ténèbres ». C’est ainsi que la ville, qui vécut quelques temps au rythme du soleil, connut bientôt des nuits éveillées par la mise en place de lumières et de guets. Puis les journalistes du 19ème siècle ont rendu la nuit séduisante, conceptualisant le « by night ». La fête se mit à s’inviter tard au cœur des villes. Aujourd’hui, nous tendons à effacer les frontières du jour et de la nuit : on continue, quand certains dorment, à travailler, à consommer, à se déplacer.

Temps social, la nuit est même devenue le temps de l’événement. La « Nuit blanche », la « Nuit des infirmières », les marchés de nuit… le nocturne créé l’attraction, lui confère sa dimension extraordinaire et solennelle. On élit des maires de nuit : la France en compte cinquante, et il en existe à Londres ou à New York. Voici venu le temps de villes polychroniques avec des populations, des individus, des quartiers, qui ne vivent plus au même rythme. Des villes que la nuit découpe aussi : « Plus on avance dans la nuit, moins on est dans la continuité, explique Luc Gwiazdzinski. C’est un espace à faible densité où parfois des foyers sont allumés. Il faut donc se déplacer, les rejoindre, les trouver, naviguer dans un archipel. »

 

Résistances à la nuit éveillée

Comment les gares s’adaptent-elles à ces nouvelles pratiques ? « La SNCF ne connaît pas la nuit, répond Valérie Bonnard. Pour nous le temps, c’est le rythme du client. On ne parle pas de nuit, mais de gare fermée ou ouverte. La gare ferme 2h30, de 1h30 à 4h. Un temps mis à profit pour effectuer des travaux qu’il serait dangereux de réaliser en présence du public. » Et lorsqu’à 4h, les portes s’ouvrent à nouveau, des voyageurs attendent déjà de pouvoir entrer. Travailleurs de la nuit, ce sont des usagers qui rentrent chez eux. Tandis qu’ils rejoignent les premiers trains, un ballet déjà s’étend sur la gare entre les livraisons des commerces, les approvisionnements, ou la cuisson des premiers pains au chocolat de la journée.

“Mais cette vie nocturne rencontre des résistances”, souligne Luc Gwiazdzinski. Une résistance physique d’abord, puisque nos biorythmes nous imposent de dormir la nuit, et les études ont prouvé que le travail de nuit était dangereux pour la santé. Il est par ailleurs souvent subi par des populations précaires qui n’ont pas d’autre choix.

Une résistance écologique, aussi, car, sous l’empire de la nuit éveillée, la diversité du vivant s’amenuise. La lumière artificielle chasse les animaux, désoriente les oiseaux, et nous confisque un peu de notre imaginaire. Certains mammifères sont même devenus nocturnes pour fuir les humains. Les étoiles se diluent dans un halo. Les divagations qu’elles nous permettent lorsqu’on peut les contempler nous sont interdites en ville, et les astronomes râlent de devoir monter toujours plus haut pour pouvoir faire leur boulot.

Cependant, des entreprises innovent pour « éclairer juste ». C’est le cas de Citeos, filiale de VINCI Energies spécialisée dans l’éclairage urbain, qui prend soin de n’éclairer que ce qui nécessite de l’être afin de combiner sécurité maximale et impact réduit sur la biodiversité. François Cheenne, « chef d’entreprise pour Citeos », ajoute que l’entreprise collabore régulièrement avec des chercheurs pour perturber au minimum la faune. Le temps où l’on éclairait toujours plus et toujours plus fort est révolu : l’éclairage se fait plus responsable. Plus esthétique aussi, à l’image des travaux de Yann Kersalé, artiste à qui l’on doit l’éclairage de la place de la République à Paris, ou du vieux Port de Marseille.

 

 

Valérie Bonnard et Luc Gwiazdzinski s’accordent sur l’intérêt que nous aurions à ralentir, à suspendre le temps, et à pouvoir à nouveau regarder les étoiles. D’ailleurs, une île norvégienne a récemment décidé d’abolir le temps.

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