Villes sans voiture : les infrastructures au tournant

De plus en plus de villes mettent à l’œuvre des plans « car free » visant, au moins à l’échelle d’un quartier, à bannir entièrement la circulation automobile dans leurs rues. Un gigantesque défi en termes d’infrastructures.

Penser les infrastructures de la ville sans voiture

Il est difficile d’imaginer des villes sans voiture. Pourtant, et alors même que la mobilité continue de croître et que le nombre de véhicules privés en circulation continuera d’augmenter pour atteindre deux milliards d’ici 2030, de nombreuses villes du monde se sont lancées dans des politiques publiques de réduction du trafic motorisé dans leurs rues. Portées par des objectifs environnementaux, de santé et de mieux-vivre, ces modèles sont parfois plus radicaux, en ciblant un idéal « sans-voiture », à l’échelle de quartiers, souvent en hyper-centre, mais aussi parfois de l’intégralité du territoire urbain.

 

Modèle idéal ou horizon réel ?

Le cadre théorique pour atteindre pareil objectif n’est pas si récent. Alors que « le siècle de l’automobile » n’était pas tout à fait terminé, en 1996, l’Américain J.H. Crawford désignait ainsi un modèle idéal d’une ville d’un million d’habitants sans aucune voiture. Ses recettes : une idée générale (« l’automobile urbaine peut seulement être supplantée si une meilleure alternative est disponible »), des conditions nécessaires (la présence de quartiers densément peuplés) et trois fondamentaux, à savoir le besoin de transports rapides (une heure de trajet maximum pour le citadin), de proximité (accessibles à cinq minutes à pied) et fluides (un transfert maximum).

Dans la pratique, le modèle car free a été embrassé par quelques villes, plutôt de taille moyenne, tandis que certaines métropoles européennes affichent des objectifs pas aussi radicaux, mais néanmoins très ambitieux. C’est le cas paradigmatique d’Oslo et de son aire urbaine – en constante croissance – d’1,5 million d’habitants, qui mentionne un objectif de devenir, « graduellement », une ville « sans voiture », avec un plan en plusieurs phases qui ne prévoit désormais plus en l’état, contrairement au projet initial, de bannissement des voitures. À l’inverse, le choix s’est porté sur un ensemble de mesures touchant l’offre de mobilité et les infrastructures, avant tout liées à une logique incitative. Le 100% « sans voiture » y demeure un horizon. Depuis 2017, une première phase a vu la ville supprimer près de 700 places de parking automobile le long de ses rues, surtout dans le centre-ville, libérant de l’espace pour le stationnement des vélos mais aussi un large éventail de nouvelles utilisations des espaces publics, terrains de jeu ou simples bancs. En 2018, la municipalité a fermé cette fois plusieurs de ses rues au trafic automobile privé, au profit d’aires piétonnes (1,3 km2 à terme entièrement piétonnisés en hyper-centre) ou d’espaces de mobilité partagée. Elle a également bâti 60 kilomètres de pistes cyclables supplémentaires à un réseau qui n’avait été que peu élargi depuis 2005 (la part modale du vélo, censée atteindre entre 15 et 25% en 2025, n’est pour l’heure que de 8%). Dans un pays où la culture nordique du vélo n’est pas un acquis, la ville a aussi fait évoluer les standards de cette piste afin de les rendre plus sûres et « désirables », et a lancé un plan d’aide à l’acquisition de vélos électriques et de vélo-cargos.

Oliver Cole Oslo

L’usage des camionnettes sera réduit par la livraison en vélos électriques, ce qui nécessite de construire des conteneurs logistiques, sortes de « micro-terminaux », d’où s’organise la fameuse livraison du dernier kilomètre, version verte. Enfin, l’année 2019 marquera une année de réflexion avant de passer par un éventuel bannissement permanent des voitures en centre-ville, lequel est aussi à l’étude pour la rocade périphérique. Ces investissements, nombreux – et massifs, près d’un milliard de dollars est évoqué pour l’ensemble des infrastructures cyclables du pays  – , sont en partie financés par les péages urbains de la capitale norvégienne, dont les prix ont augmenté début 2017 avec un effet notable sur le trafic entrant.

 

Zéro voiture ou pas, des infrastructures de mobilité à réinventer

Les expérimentations, projets-pilotes et politiques publiques fleurissent de par le monde, y compris hors d’Europe et des États-Unis. Mais le cas espagnol montre que le paradigme « zéro voiture » est plus un modèle qui aide à faire bouger les lignes qu’un horizon concret, du moins dans les plus grandes villes. À Madrid, métropole quatre fois plus grande qu’Oslo, les rues du centre sont, depuis novembre, interdites aux voitures privées des non-résidents. La capitale ibère, tout en élargissant son réseau de bus, a été la première en Europe à lancer un plan complet de couverture de son territoire par un réseau de vélos électriques en location, et concentre ses investissements sur de nouvelles infrastructures piétonnes. Mais le « zéro voiture » littéral n’est pas un horizon réel pour les métropoles.

Le modèle espagnol est à chercher du côté de la Galice, à Pontevedra (83 000 habitants et un territoire traversable en 25 minutes à pied) où, face au dépérissement du centre-ville, la politique municipale de redynamisation a consisté à interdire les véhicules des non-résidents et à réduire drastiquement les places de stationnement dans les rues au profit de parkings souterrains (en centre et périphérie), à supprimer les feux rouges, à étendre progressivement une zone zéro voiture (sauf pour les mariages et enterrements, précise le maire) au-delà de l’hyper-centre et de limiter, au-delà, la vitesse à 30 km/h. Le tout financé localement sans folie budgétaire ni travaux mirifiques.

Madrid

« Tout comme il est irréaliste de penser à une ville qui se réduirait à des déplacements automobiles, je ne crois pas à une ville absolument sans voiture : la vie dans une grande métropole, sans aucun véhicule motorisé, ressemblerait plutôt une dystopie ! », tempère Guillaume Malochet, directeur du marketing stratégique d’Eurovia, constructeur d’infrastructures de transport et d’aménagements urbain (filiale du Groupe VINCI). « Le grand défi n’est pas de dessiner une ville sans voiture, mais plutôt une ville des mobilités multiples, avec des motorisations différentes, des modes doux et incluant des mobilités encore à inventer. »

 

Du dernier kilomètre à la périphérie, plus d’intermodalité pour moins d’autosolisme

La question des financements reste complexe, en partie car réduire la part de la voiture en ville requiert une réflexion profonde sur l’allocation de l’espace. En effet, un voyage domicile-travail en voiture privée consommerait 90 fois plus d’espace que si ce trajet avait été effectué en bus et en tram, et on considère en moyenne que jusqu’à 70% des centre-villes américains sont dédiés à l’usage des voitures : basculer vers une ville moins « autosoliste » bouscule profondément le territoire, en appelant à dépasser le schéma dominant route-au-milieu-entourée-par-deux-trottoirs-de-chaque-côté. Les investissements légers, comme ceux visant à optimiser les espaces, en ne délimitant pas nécessairement le trottoir pour mieux faire partager l’ensemble d’une chaussée, par exemple, sont une piste. « En France, les collectivités locales ont des difficultés à investir sur les infrastructures ; en conséquence, ce qu’elles investissent, elles auront toujours tendance à préférer le faire dans des aménagements visibles plutôt que dans des réseaux et des chaussées », ajoute Guillaume Malochet. Pour lui, la contraction des budgets invite à inventer de nouvelles formes contractuelles avec les collectivités, y compris via le financement participatif pour le financement des routes et des rues. Les grands projets iconiques, s’ils sont coûteux, peuvent être un moyen, comme à Eindhoven, aux Pays-Bas, de créer un choc permettant une acculturation au « moins de voitures », y compris pour cueillir l’intérêt des médias et développer l’attractivité autour d’une image moderne.

Rue traditionnelle bordée d'automobiles

Reste, toutefois, à se saisir en profondeur de la question. En termes d’occupation de l’espace, la problématique du stationnement pourrait devenir à terme moins prégnante, mais le pari d’une multimodalité inclusive, témoignant d’un réseau de transport efficace y compris en incluant la périphérie, peut notamment passer par la construction de parcs relais… qui semble difficile à imaginer en vue du peu de disponibilité du foncier dans les grandes villes denses. La demande, néanmoins, prend doucement de l’ampleur : ainsi en Île-de-France, 10 000 places de parking en parc relai sont en voie d’être construites, avec des besoins identifiés « aux abords des gares situées principalement dans les zones 4 et 5 », soit les plus périphériques du réseau de mobilité, afin de réduire l’usage de la voiture sur l’intégralité des parcours de navettage quotidien. L’extension du réseau, avec le projet du Grand Paris, cible du reste ce besoin de la périphérie à disposer d’alternatives à la voiture personnelle avec de nouvelles lignes de métro comme la 15 bis, qui sont « toutes connectées au réseau de transports franciliens » et favoriseront ainsi une multimodalité sans voiture.

Le ou les deux « dernier(s) kilomètre(s) », enfin, demande(nt) aussi un bouleversement profond des infrastructures : on connaît l’enjeu pour la logistique, mais il(s) demeure(nt) prégnant(s) pour le transport de personnes. Ainsi, le « rabattement » aux nouvelles gares devient un enjeu majeur : des infrastructures cyclables, de bus et pour la voiture en libre-service, sont requises afin de favoriser les continuités de mobilité et de « rabattre » les habitants des « territoires d’entre-deux » (trop loin pour aller à la gare à pied) en gare. Autour du futur Grand Paris Express en particulier, la gare de périphérie, mais aussi ses abords, doivent donc devenir de véritables « hubs de mobilité », vision globale seule à même de combattre l’autosolisme.

 

La chaussée comme patrimoine

Plutôt que de faire table rase, « un vrai défi de la ville du futur est en fait de repenser la ville comme un gestionnaire de patrimoine », estime Guillaume Malochet. « Les infrastructures sont pour les villes un asset à valoriser… Mais pour ce faire, il faut sortir des logiques de silo entre acteurs urbains afin, par exemple, de faire fonctionner la route comme un réservoir des eaux de pluie, lesquelles sont ensuite redistribuées en tant qu’eaux sanitaires dans les immeubles. Ou penser la route comme productrice d’énergie pour les bâtiments publics et privés qui la bordent. La chaussée est un formidable patrimoine dont on n’a pas saisi la fluidité, la flexibilité, et toutes les potentialités qu’elle recèle. » La mobilité connectée et autonome, avant tout électrique, serait l’occasion du glissement vers des approches urbaines orientées systèmes et intelligences des structures. Pour des transports optimisés et durables, les villes, avec moins de voitures privées mais pas nécessairement sans véhicules motorisés, devront alors investir dans des infrastructures plus performantes et qualitatives que jamais. « Le » défi de demain ?

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