Cette table ronde, animée par Aurélien Gohier, fondateur d’Industry4good, a réuni trois experts : François Bouché, Président de VALGO, Isabelle Patrier, Directrice France de TotalEnergies et Anaïs Voy-Gillis, géographe, experte industrie.
La décarbonation n’est pas l’alpha et l’omega de la lutte contre le changement climatique
Neutralité carbone, foncier, ZAN, économie circulaire, engagement des industriels aux causes sociales et environnementales… autant de sujets qui influent sur les solutions à apporter localement pour mener à bien une régionalisation de l’industrie en France. Mais en la matière, la question de la décarbonation semble parfois prendre le pas sur tous les autres aspects. « Aujourd’hui, tout le monde a pris en compte l’élément carbone. Presque toutes les entreprises vont l’intégrer », reconnaît la géographe Anaïs Voy-Gillis, « mais le carbone, ce n’est qu’un premier pas. Ce n’est pas parce qu’on va décarboner l’économie en 2050 que la planète sera plus vivable ».
La chercheuse experte de l’industrie souligne un concept dont il faut tenir compte, celui des limites planétaires : « ce sont tout simplement les processus biophysiques qui régulent la stabilité de la planète. Passé un certain niveau, cette stabilité planétaire est bouleversée, on ne peut alors plus garantir les mêmes conditions de vie que nous connaissons actuellement. Donc, quand on appréhende la question environnementale on est obligé d’avoir une vision sur l’ensemble du cycle de vie d’un produit mais aussi sur les externalités négatives de l’entreprise ».
La prédominance de la question de la décarbonation occulte bien d’autres aspects selon Isabelle Patrier de TotalEnergies : « dans le cas d’une plateforme industrielle que l’on doit reconvertir, l’émission de carbone ne doit pas être seule en ligne de mire. L’eau est aussi un enjeu très important quand il faut traiter par exemple la présence de métaux toxiques du fait des activités industrielles passées. Cela signifie de non seulement avoir en tête nos émissions mais aussi la création de stations de traitement de l’eau performantes et la prise en compte de tout le milieu naturel environnant. Il est donc indispensable d’intégrer la durabilité de tous nos processus industriels ».
La concertation, la meilleure voie pour établir une relation de confiance
La prise en compte de ces enjeux de décarbonation mais aussi donc de transition énergétique et de respect de la biodiversité ne peut se résumer à une prise de décision verticale. « Le fait d’avoir fermé la moitié de nos raffineries en France pour les reconvertir en sites « 0 pétrole », cela suppose d’informer notre écosystème et nos parties prenantes (riverains, services de l’État, administration…) », explique Isabelle Patrier. Pour la Directrice France de TotalEnergies, quand un industriel mène un projet dans un territoire, une relation de confiance doit être établie avec l’écosystème de riverains et de parties : « les phases de concertation sont majeures. Pour un industriel, c’est l’occasion d’expliquer par exemple qu’il arrête une industrie polluante pour en créer une autre qui est décarbonée ». La sensibilisation de tous aux défis relatifs au traitement des sols et à la qualité de la ressource en eau notamment, donc in fine à la santé des êtres humains, est un élément crucial selon François Bouché de VALGO.
La réindustrialisation n’est pas une vague uniforme qui s’abattrait sur tout le pays. C’est bien de nouvelles géographies de la réindustrialisation dont il faut parler. « Cela passe par un nécessaire aménagement énergétique du territoire », relève Isabelle Patrier, « accompagner les nouvelles énergies de la transition énergétique et les énergies renouvelables soulève des sujets d’acceptabilité très forts. En tant qu’acteur majeur de la méthanisation en France, TotalEnergies vit de très près la difficulté à aménager le territoire par rapport aux enjeux énergétiques de demain ». La Directrice France du groupe d’énergie souligne l’importance de « laisser à la décision collective et à la concertation sous la houlette des politiques, notamment en région, le soin de sécuriser des projets de reconversion de zones à vocation industrielle et de renforcer leur acceptabilité. L’enjeu est de taille sur un pays comme le nôtre qui n’est pas très grand et avec des énergies qui ont besoin de beaucoup plus de foncier ».
Entre question foncière et obtention des autorisations : le parcours du combattant
Quoi qu’il en soit les territoires sont engagés dans une compétition nationale voire internationale. Beaucoup de régions voient la réindustrialisation comme un levier de développement surtout celles qui ont une histoire industrielle comme le souligne Anaïs Voy-Gillis : « les régions Grand Est et Bourgogne Franche-Comté par exemple ont des industries en transition comme l’automobile qui mute vers la nouvelle mobilité. Chaque région doit se demander, à partir de sa base historique, comment elle peut accompagner sa réindustrialisation ».
Mais reste à résoudre le problème du foncier qui est un élément déterminant pour toute activité industrielle. « La question de la sobriété foncière et de la Zéro Artificialisation Nette est un sujet incontournable en matière de redéploiement économique sur les territoires », note François Bouché de VALGO. À cela s’ajoute la question du temps que prend la réalisation d’un projet. « Nous avons arrêté la raffinerie de Grandpuits, qui était la seule raffinerie d’Île-de-France, l’année dernière pour en faire une plateforme devant accueillir du recyclage de plastique, de la fabrication de biocarburant et une ferme solaire. Avec une concertation de 15 mois et des études « 4 saisons environnementales » qui durent donc 12 mois, nous n’avons toujours pas déposé de demandes d’autorisation », regrette Isabelle Patrier, « finalement, nous ne commencerons pas les premiers chantiers avant trois ans. Il y a clairement un enjeu collectif à mener pour réduire le temps d’obtention des autorisations administratives et des délivrances de permis ».
La réindustrialisation mais à dans quelles conditions ?
La réindustrialisation des territoires risque d’être extrêmement complexe, longue et coûteuse. « On ne va pas faire revenir les unités de production qu’on a fait partir », estime Anaïs Voy-Gillis, « cela suppose plutôt de passer par une mutation de l’organisation industrielle avec une plus forte automatisation et de la production unitaire. Mais une grande question demeure : vivons-nous un nouveau cycle ou une simple parenthèse avec un risque de retour à la normale dans une logique de recherche du moindre coût économique ».
Si le constat d’agir pour une décarbonation de l’industrie est aujourd’hui largement partagé, il y a toutefois encore deux poids deux mesures, selon Anaïs Voy-Gillis : « il y a peut-être de la confusion chez certains industriels entre ce qui est vraiment une action environnementale de transformation qui peut aller jusqu’à changer son modèle économique et ce qui va plutôt relever du greenwashing. Il faut bien être conscient que quand on dit neutralité, il s’agit souvent d’actions de compensation, c’est à dire qu’il y a quand même un impact négatif. Donc l’enjeu quand on parle de neutralité c’est bien la réduction drastique des émissions carbone et des externalités négatives ».
Quant au rôle que peut jouer le consommateur dans ce combat vers la neutralité carbone, il y a une réalité qu’il convient de rappeler à laquelle les politiques locales et nationales sont en première ligne pour y répondre, selon Anaïs Voy-Gillis : « l’organisation du territoire aujourd’hui fait qu’il est difficile pour certaines personnes de se passer du jour au lendemain de leur véhicule. Quand on habite au fin fond de la campagne, il n’y a pas d’autre alternative que prendre son véhicule. La question est donc de savoir comment on redensifie le territoire en recréant par exemple un maillage ferroviaire suffisant pour les habitants mais aussi pour le fret ». En somme, c’est bien la mobilisation de tous les acteurs et à tous les niveaux qui permettra de réaliser une réindustrialisation tenant compte des particularités géographiques.
Ce cycle a été organisé en partenariat avec Leonard, VALGO Médecin de la Terre, Energy Observer Foundation, OPEO Conseil et la Société d’Encouragement pour l’Industrie Nationale.