Comment affronter la disruption ?

Après avoir détenu 90% des parts de marché aux États-Unis, le géant de la photo Kodak a fait faillite en 2012. Les téléphones Blackberry étaient les favoris des pros... avant le raz-de-marée iPhone. Uber a complètement bouleversé la façon que nous avions d’envisager les transports urbains. Après l'informatique et les services, tous les secteurs semblent concernés. La recomposition des chaînes de valeur par le numérique a mis en péril des empires. Elle a aussi poussé des acteurs établis à sortir de leur zone de confort.

La marque de la disruption est partout dans les commentaires de l’actualité économique ou sociale. La presse estime que « le phénomène des gilets jaunes relève de la disruption politique », on parle de « présidents disruptifs » ou de startups qui « ambitionnent de disrupter » tel ou tel secteur… Dans la veine des néologismes « ubérisation » ou « désintermédiation », le terme est tellement omniprésent qu’il devient difficile de saisir son sens réel. Pourtant, la disruption n’est pas seulement un mot tendance. Pour les entreprises, c’est une réalité, susceptible de modifier les règles établies. Comment ce phénomène de disruption se traduit-il pour les grands acteurs du marché. Quels sont ses effets positifs et négatifs et comment le gérer ?

Découvrez  le 4e panorama de notre série « Emerging Trends », dédié à la disruption.

 

1. Ce qu’il faut savoir sur la disruption

Que ce soit dans le secteur des transports, de l’immobilier, des assurances ou de la distribution, les acteurs en place, qui dominent parfois leur marché depuis des décennies, surveillent de près l’émergence de nouveaux modèles économiques susceptibles de saper brutalement leurs fondamentaux.

Une préoccupation compréhensible : les sociétés sortent en effet de plus en plus vite du S&P500. En 1995, les entreprises y restaient en moyenne 30 ans. En 2015, elles en sortaient en 20 ans. Une durée qui devrait être ramenée à 12 ans en 2030, selon les prévisions. Des start-ups comme Uber et Airbnb ont montré qu’un secteur pouvait être totalement révolutionné en peu de temps. Ces jeunes entreprises ont en effet su utiliser les outils numériques pour transformer respectivement le marché des taxis et celui de l’hôtellerie. Toutes deux ont défié des acteurs en apparence imprenables sur leurs marchés en proposant des offres radicalement neuves.

 

 

De quoi la disruption est-elle le nom, au juste ?

Si l’on jette un œil au dictionnaire Littré, « disruption » signifie « rupture » ou « fracture ». Pour le Cambridge, dans le monde de l’entreprise, elle décrit la transformation complète de la façon dont fonctionne un secteur économique. Un terme ultra-moderne aujourd’hui qui renvoie à un phénomène ancien. On dénombre en effet au cours de l’histoire plusieurs grandes phases de « disruption », ou remplacements d’un modèle économique par un autre, comme les révolutions agricoles des XVIIe et XVIIIe siècles, et la révolution industrielle du XIXe siècle. À chaque fois, le point de départ est une meilleure réponse aux besoins des clients.

« L’innovation de rupture désigne un procédé selon lequel une entreprise prend pied dans un marché en proposant d’abord un service ou un produit répondant à un besoin délaissé, puis remonte la chaîne de valeur, et finit par supplanter ses concurrents. »

Clayton Christensen I Professeur à Harvard

Cette approche liée aux besoins rejoint le point de vue de Clayton Christensen, professeur à la Harvard Business School, qui utilise pour la première fois l’expression « technologie de rupture » (disruptive technology) en 1997 dans son livre The Innovator’s Dilemma. Pour lui, les disrupteurs ont le don de se focaliser sur les besoins de consommateurs délaissés par les acteurs en place pour en faire de nouveaux clients.

« La disruption est une méthodologie dynamique orientée vers la création. »

Jean-Marie Dru I co-fondateur et président de TBWA depuis 2008

Selon Jean-Marie Dru, qui a imposé le terme en France, l’objectif de la disruption est de libérer la marque des conventions existantes sur le marché et de l’aider à se développer en concevant une nouvelle vision stimulante, pour pouvoir acquérir de nouvelles parts sur le marché de demain. C’est une véritable modification de la façon dont l’entreprise envisage ses avantages concurrentiels, qui amène une réflexion sur les activités porteuses, ou non, de valeur.

En résumé, nous retiendrons cette simple définition : la disruption est un procédé par lequel un produit, un service ou une solution change les règles sur un marché établi, entraînant une transformation de la chaîne de valeur.

Airbnb s'est inséré sur le marché en proposant aux trentenaires de voyager autrement.

5 caractéristiques importantes de la disruption

  • Les disrupteurs s’attaquent généralement à un problème rencontré couramment au quotidien, que l’offre existante ne parvient pas à corriger. Un exemple ? Pour les clients de supermarchés, les files d’attente sont souvent source d’agacement. La réponse d’Amazon, dans ses magasins expérimentaux Amazon Go, est radicale : supprimer les caisses, au profit de capteurs et autres caméras.
  • Toutes les disruptions commencent par les besoins des clients, par exemple au niveau fonctionnel (Citymapper a su se glisser dans le marché proposant un service permettant d’optimiser son trajet domicile-travail), social (Whatsapp répond à la volonté de rester en contact avec ses proches) ou émotionnel (prenant en compte le besoin de sécurité, Uber a fait évoluer son service en créant un bouton d’assistance d’urgence lors d’une course).
  • Bonne nouvelle pour les entreprises confrontées à la disruption de leur marché : elles ont généralement plus de temps pour réagir qu’on ne le pense. Il a fallu plus de dix ans à Amazon pour disrupter les librairies physiques et les revendeurs traditionnels.
  • La disruption ne doit pas être considérée comme acquise. Alors qu’Amazon fait fureur entre 2009 et 2015, le nombre de librairies indépendantes fait un bond étonnant de 35 % aux États-Unis. Les disrupteurs d’aujourd’hui peuvent devenir les disruptés de demain !
  • Le plus souvent, les disruptions célèbres cachent une révolution plus globale et plus profonde :

« En soi, l’impact de Tesla est assez limité. L’entreprise changera peut-être la perception des gens, mais ne changera pas le monde. Mais si un grand nombre de personnes choisissent d’acheter le Model 3, (…) en encourageant la concurrence, Tesla peut devenir le catalyseur d’un basculement de l’ensemble du marché vers l’électrique. »

Elon Musk I fondateur et CEO de Tesla
spaceX
En sept ans, SpaceX est devenu le leader du lancement de satellites.

2. Quelles conséquences pour les acteurs en place ?

Airbnb : finalement, une opportunité pour le secteur hôtelier ?

Les disrupteurs bousculent les stratégies et les entreprises établies. Airbnb, par exemple, a totalement bouleversé le secteur du voyage. Avec plus de 5 millions de logements de particuliers dans 191 pays, aucun grand groupe hôtelier ne peut rivaliser ! Pourtant, en fin de compte, ce développement hors normes a plus de conséquences sur le prix des loyers dans les villes que sur les revenus des hôtels.

En effet, les grands acteurs de l’hôtellerie se portent toujours bien car ils ont réagi de nombreuses manières pour se défendre contre Airbnb : certaines marques se sont diversifiées ou repositionnées, comme Accor sur le luxe et les voyageurs d’affaires ; le secteur a fait pression sur les autorités pour qu’Airbnb soit soumis aux mêmes règles fiscales et immobilières ; certains ont créé un écosystème de partenaires, comme Marriott, qui a lancé son incubateur, Travel Experiences, en 2017.

« Airbnb a fait glisser le fardeau que représente la hausse des prix dans les centres-villes bondés des voyageurs aux résidents ; ils ont fait baisser les prix des chambres d’hôtel et fait augmenter le montant des loyers pour les habitants. »

Derek Thompson I The Atlantic

Ceux qui pâtissent de la disruption ne sont donc pas toujours ceux que l’on croit. Dans le cas d’Airbnb, les acteurs du secteur, du fait d’une réaction vive et habile, ont su conserver leur place, ou s’en trouver une nouvelle. Ce sont en réalité les habitants des villes investies par l’entreprise qui subissent le contrecoup de cette disruption.

The Boring Company (TBC) sera-t-il le prochain Uber de la construction de tunnels ?

The Boring Company (littéralement, « La société de forage ») a amorcé une révolution dans le secteur de la construction. Son dirigeant, Elon Musk, PDG de SpaceX et Tesla, en avait assez de passer des heures dans les bouchons à Los Angeles. Il a donc eu l’idée de creuser des tunnels  qui faciliteront la traversée des centres urbains congestionnés à des voitures et navettes électriques pouvant atteindre une vitesse de… 240 km/h ! Pour mener à bien son projet, Elon Musk innove sur deux fronts. Premièrement, les tunnels seront plus petits, plus rapides et moins onéreux à construire, le coût de forage étant le principal frein au développement du secteur actuellement. Deuxièmement, il associe cette révolution à celle de la mobilité électrique . Les tunnels TBC transporteront uniquement des véhicules électriques, et surtout des Tesla.

Nul ne sait encore si The Boring Company secouera les secteurs de la construction et des transports interurbains de la même façon que Uber a fait bouger les compagnies de taxis. Le projet suscite de plus de nombreuses objections : Elon Musk n’est pasle premier à promettre de révolutionner la mobilité via le sous-sol. Or, comme l’explique Camille Combe dans L’Instant urbain de la Fabrique de la Cité, « mobilité ne rime pas uniquement avec vitesse. Elle est aussi affaire de capacité. Quels effets sur les flux de déplacements peut-on attendre d’un système ne permettant qu’à une poignée de personnes de se déplacer à plus de 200 km/h ? Peut-on encore parler de mass transit ? À quel public un tel projet s’adresserait-il ?».

L’anticipation étant néanmoins de mise face à la disruption, les concurrents, que ce soit les constructeurs ou les opérateurs de mobilité, ont tout intérêt à analyser dans quelle mesure TBC risque d’empiéter sur leurs plates-bandes (technique de forage, transports plus rapides, véhicules électriques…), voire à se réinventer.

The Boring Company s'attaque au marché de la construction des tunnels, en visant une diminution des coûts.

3. Comment faire face à la disruption ?

Trois grandes étapes permettent d’anticiper et de contrer les effets de la disruption :

  • Établir un diagnostic

Il est essentiel d’étudier les besoins, les difficultés de ses clients et les failles que pourraient exploiter les nouveaux entrants. Ce diagnostic permettra ensuite de définir une nouvelle offre qui améliorera l’expérience client en jouant sur les facteurs prix, accessibilité, qualité et simplicité.

  • Élargir sa veille

Comprendre le nouveau marché concurrentiel et les modèles alternatifs existants est une étape clé pour se préparer à la disruption. Qui sont les acteurs qui essaient de résoudre les failles du secteur ? Comment s’en sortent-ils ?

Un point de départ pour mieux comprendre ce marché concurrentiel : la disruption peut être de quatre types différents. Elle peut révolutionner la technologie (comme The Boring Company), le business model (par exemple Airbnb), l’expérience utilisateur (comme Uber) et/ou les processus (à l’image d’Arculus, qui facilite la production de masse, dans tous les secteurs, en s’affranchissant de l’assemblage en ligne tel que pouvait le concevoir Henry Ford, grâce à des stations indépendantes, flexibles et modulables).

Avant de passer à l’action et de se jeter dans le bain disruptif, il faut également surmonter le « dilemme de l’innovateur », théorisé par Clayton Christensen. L’entreprise doit choisir de développer un nouveau marché et de courir le risque de saper sa position actuelle, ou de protéger son marché existant, ce qui l’empêche d’innover.

  • Réagir

Le défi est alors la conduite du changement au sein de l’entreprise qui commence par le CEO, qui doit être convaincu qu’il faut bouger pour pouvoir embarquer le reste de son équipe, et en particulier le middle management.

« Si j'avais demandé aux gens ce qu'ils voulaient, ils m'auraient répondu : de meilleurs chevaux. »

Henry Ford I
Stéphane Distinguin, Président de Fabernovel, Pierre-Guy Amand, directeur de l’innovation d’ArianeGroup et Julien Villalongue, directeur de Leonard, le 17 octobre 2019

« La conduite du changement est essentielle. Pour changer une organisation il faut le faire sous tension. »

Pierre-Guy Amand I directeur de l’innovation d’ArianeGroup

Afin de définir une action ambitieuse pour se défendre, la société doit avant tout adopter un nouveau regard sur son activité et redéfinir son terrain de jeu en ayant en tête qu’« il n’y a plus de marché, seulement des clients ». Elle doit donc se placer du point de vue du client, et non plus du produit. Les principaux objectifs sont alors la diversification et la création d’un lien direct avec le client pour limiter l’intrusion de nouveaux acteurs.

Pour cela, il faut savoir suivre leurs usages. Comme l’a par exemple fait EasyJet dans le voyage, en mettant le site Internet au cœur de sa stratégie, bien avant les autres acteurs, et en concevant très rapidement une application pour iPhone, à une époque où, comme a pu le souligner Stéphane Crétel, chef de projet Innovation chez Air France KLM, lors du débat organisé à Leonard:Paris, «nous nous disions “l’iPhone ? Nous sommes tous sur Blackberry !”»…

En conclusion, que retenir ?

Se tourner vers le client, savoir attirer les bons talents et adopter la posture de l’innovateur… La disruption est là et nous avons souhaité vous proposer ces quelques clés qui nous semblent essentielles pour l’affronter.

  • Tous les secteurs sont concernés par la redistribution des chaînes de valeur, aucun acteur, quelle que soit sa taille ou son métier, ne peut s’estimer à l’abri ;
  • Il suffit d’une innovation technologique ou dans l’expérience client pour qu’un nouvel entrant se positionne sur un maillon clé de votre activité (le plus souvent au plus près du client) ;
  • Dans les métiers de la construction, de la mobilité et de l’énergie, de nombreux acteurs innovent, sans pour autant afficher les ambitions de Katerra ou The Boring Company ;
  • La transition environnementale ajoute aux facteurs de perturbation et de recomposition de ces marchés, dont la diminution de l’empreinte carbone constitue un fort appel d’air pour les innovateurs.

« Cet affrontement est fait pour durer : disrupter la disruption, c’est considérer qu’elle n’est pas un phénomène neuf, rapide, subi, mais bien une menace permanente et lente, progressive, qui demande une adaptation constante. On y travaille, et ce travail n’est pas fini ! »

Julien Villalongue I directeur de Leonard

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