Les jumeaux numériques du bâtiment : une inspiration pour des villes vraiment intelligentes ?

Loin des projets démesurés et peu pratiques, la pandémie offre l’occasion de repenser la ville intelligente sur un mode pragmatique, qui tire partie des cas d’usage des bâtiments, et où objets connectés et jumeaux numériques sont utilisés à bon escient… et avec modération.

Le jumeau numérique du bâtiment, clé des villes intelligentes ?

L’expérience acquise dans les bâtiments, mobilisant objets connectés et jumeau numérique au services d’usages véritablement intelligents, peut inspirer les « smart cities ».

Un écosystème bardé de technologies et automatisé, avec des taxis autonomes, des feux tricolores intelligents pour réguler le trafic routier, des lampadaires qui ne s’allument qu’en cas de besoin, des capteurs mesurant aussi bien la qualité de l’air que le volume sonore et l’humidité des sols : vous avez reconnu quelques-uns des traits de la “ville intelligente”. Un centre urbain où tout fonctionne de manière millimétrée, où rien n’est laissé au hasard, chaque besoin étant pris en compte et satisfait avant même qu’il ne s’exprime. Où d’immenses quantités de données sont en permanence récoltées et traitées grâce à l’intelligence artificielle, le tout fonctionnant par le truchement d’une maquette virtuelle qui permet de tester d’innombrables scenarii qui sont ensuite déployés dans la ville réelle.

Dans cette vision idéale de la ville intelligente, le jumeau numérique, pilote omniscient nourri de données glanées dans le monde réel, joue un rôle central. Version extensive et pérenne du BIM, ayant fait ses preuves dans l’industrie, il gagne depuis quelques années le secteur de la construction. Mais il devient également un outil puissant au service de l’infrastructure urbaine. Les mêmes vertus qui l’ont rendu populaire dans l’industrie (anticipation, optimisation, ajustements durant le cycle de vie…) le rendent en effet pertinent à l’échelle du bâtiment et, désormais, de la ville intelligente. S’il n’est pas nécessaire à cette dernière, il peut la servir fort utilement, et les villes sont de plus en plus nombreuses à l’intégrer dans leur vision du futur. Selon le cabinet d’intelligence de marché ABI Research, cette technologie pourrait être déployée dans plus de 500 villes à travers le monde d’ici 2025.

Certaines ont déjà franchi le pas. Depuis février 2020, la ville de Sydney s’est dotée d’un jumeau numérique géant, qui couvre 8 500 km², plus de 500 000 bâtiments et 20 000 km de routes. Il vise à faciliter les déplacements et permet notamment aux habitants de visualiser les options de transports en commun en temps réel, de vérifier leurs horaires et leur taux de remplissage. Singapour possède pour sa part un jumeau numérique alimenté par des myriades de données issues de capteurs mesurant la qualité de l’air et la température, et croisées avec d’autres informations sur la taille des bâtiments, la surface des toits, la consommation d’énergie et le niveau d’ensoleillement. Il permet notamment à la ville d’identifier les immeubles sur lesquels il est le plus intéressant d’installer des panneaux solaires.

Si le jumeau numérique a émergé dès le début des années 2000, la nouveauté vient du fait qu’il est désormais possible d’intégrer et traiter des données en temps réel, via l’internet des objets, de la 5G et de l’intelligence artificielle.

 

Le rôle du bâtiment intelligent

La collecte continue de données venant nourrir le jumeau numérique et l’automatisation de la ville est étroitement liée à l’essor du bâtiment intelligent, lui-même conçu pour s’optimiser et s’autoréguler grâce à l’information qu’il prélève en permanence dans le monde réel. C’est en effet autant les capteurs des équipements urbains (voirie, signalisation, éclairage…) que ceux du bâti urbain qui peuvent contribuer à rendre à la fois les bâtiments et la ville “smart”. A l’échelle des bâtiments, les jumeaux numériques peuvent être mobilisés pour anticiper et piloter l’éclairage, la production et le stockage d’énergie ou encore  la maintenance prédictive. Comme le soulignait Laurent Papiernik, CDO de Gares & Connexions, lors de la 3e édition du Festival Building Beyond, les gares SNCF sont aujourd’hui capables de “remonter” en direct l’état de santé de leurs équipements, et ces données sont utilisées pour optimiser les opérations de maintenance.

Producteurs et stockeurs d’énergie, les bâtiments peuvent également s’interfacer avec l’échelle urbaine, et servir de micro-grilles locales, ou encore limiter automatiquement leur consommation lorsque la grille énergétique de la ville leur indique qu’elle est en surcapacité. À Newark, dans le New Jersey, l’entreprise Honeywell travaille ainsi avec la municipalité pour équiper 17 bâtiments publics, dont la mairie et la Symphonie, afin de les rendre plus économes en énergie et réduire les dépenses énergétiques de la ville de 36%. Rappelons que les bâtiments sont responsables de 40% de la consommation énergétique mondiale, et qu’ils sont donc amenés à jouer un rôle clef dans la réduction de l’empreinte carbone.

 

La smart city n’est pas toujours smart

La vision idéale d’une ville intelligente entièrement automatisée a toutefois donné lieu à des ratages aussi spectaculaires qu’était grande l’ambition des projets. Le quartier intelligent à plus d’un milliard de dollars prévu par le Sidewalk Labs de Google à Toronto, censé fonctionner grâce à une armée de capteurs et de caméras, a été abandonné l’an passé après que les habitants ont exprimé des craintes pour le respect de leur vie privée.

Le projet Union Point, en Caroline du Nord, présenté comme révolutionnaire, avec voitures autonomes, parking intelligent et micro-grilles d’énergie verte, a accouché d’une souris, et ne sera finalement qu’un quartier conventionnel saupoudré d’un peu de technologies. Les histoires sur les villes nouvelles asiatiques bardées de technologies et pratiquement vides d’habitants ne se comptent plus.

Tous ces projets ont pour point commun une vision marketing et téléologique de la ville intelligente, vendue comme un projet futuriste et révolutionnaire, alléchant sur le papier, mais à la fois irréaliste et peu pratique dans la vie réelle. Une ville hautement numérisée et bardée de gadgets n’a guère d’intérêt pour ses citadins si elle ne répond pas à des problématiques réelles. Contrairement à un smartphone, dont les fonctionnalités peuvent être utilisées pour développer d’innombrables applications, une ville ne compte en pratique qu’un nombre limité de services intelligents susceptibles d’être déployés. L’inflation du nombre de capteurs n’entraîne pas nécessairement celle du nombre de services pertinents pour les citoyens. Si les projets de smart city les plus spectaculaires n’impliquent pas forcément la présence d’un jumeau numérique, celui-ci, s’il est vu comme un gadget numérique, ou au contraire comme un outil tout puissant donnant une capacité de contrôle illimité, peut donner de l’eau au moulin de cette vision peu fructueuse de la smart city.

 

Du bon usage du jumeau numérique

À rebours de ce type d’écueil, la façon dont le bâtiment intelligent a été employé durant la pandémie offre des pistes fertiles. Loin de l’idéalisme cité plus haut, la vision a été pragmatique : on a progressé pas à pas pour résoudre des problèmes concrets. Ainsi, dans les usines et entrepôts où œuvraient les travailleurs essentiels, capteurs et algorithmes d’intelligence artificielle ont été employés pour contrôler la distanciation sociale, améliorer la disposition des lieux afin de limiter les contacts, et alerter les travailleurs ayant pu être exposés – en s’appuyant notamment sur la mesure en temps réel de la concentration de CO2 de l’air intérieur, reconnu comme l’un des meilleurs indicateurs du risque d’exposition au virus. Demain, des techniques similaires pourraient être utilisées dans un dispositif de jumeau numérique pour analyser la façon dont les employés se déplacent dans les bureaux, et optimiser l’éclairage et le chauffage en conséquence.

Les pouvoirs publics, face à l’urgence de la crise, ont également dû composer avec les moyens du bord. Il n’est pas nécessaire de remplacer tous les appareils par des équipements 5G pour commencer à optimiser l’environnement urbain : les caméras existantes peuvent être mobilisées et couplées à l’intelligence artificielle, comme par exemple sur le tunnel Duplex A86 où, grâce à l’IA développée par Cyclope.ai, les caméras existantes permettront prochainement d’informer les véhicules connectés des conditions de trafic et incidents . C’est ce que fait également la ville de Singapour, qui repère ainsi quand des barrières délimitant une zone de travaux publics ont été enlevées par mégarde ou vandalisme, présentant ainsi un risque pour le public, et détecte les places de parking libres, sans avoir besoin de poser de nouveaux capteurs. Bien utilisé, le jumeau numérique, idéal pour réaliser des simulations réalistes, peut être un excellent instrument pour identifier les services les plus utiles que l’on peut mettre en place dès aujourd’hui à partir des moyens dont on dispose.

Mais si les projets comme celui d’Union Point ou du Sidewalk Labs ont pêché par idéalisme, ils ont également souffert d’une volonté de précipiter les choses, d’un solutionnisme technologique qui tend à penser qu’on peut mettre à jour la gouvernance d’une ville comme celle d’un système d’exploitation. Si elle doit commencer par des réponses pragmatiques, la ville intelligente ne peut se construire que sur le temps long. C’est par la mise en place progressive d’un dispositif intelligent qu’un véritable système d’information numérique pour la ville verra le jour.

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