Mirrorworld : numériser le monde ?

En février 2019, un long article de Kevin Kelly dans Wired décrivait le Mirrorworld (« monde-miroir » en VF), une intrication de technologies existantes formant un système cohérent (cartographie en ligne, big data, modélisation 3D, réalité augmentée, réalité virtuelle, lidar) et permettant de créer le double numérique du monde. Selon lui, cette nouvelle plateforme technologique assurera aux acteurs qui la maîtrisent un pouvoir considérable, comparable, selon lui, à celui qu’ont acquis Google en contrôlant le web et Facebook et WeChat en contrôlant les réseaux sociaux.

Qu’est-ce que le Mirrorworld ?

Selon Kelly, la convergence de ces différentes technologies permet de dupliquer précisément le monde physique dans le monde numérique, où tout objet aurait son double, chargé d’informations et manipulable. Davantage qu’une carte, plus riche qu’une image, ouvrant des possibilités d’action sur le monde, le monde-miroir est intimement lié aux nouvelles technologies de réalité augmentée ou mixte. Dans son usine lyonnaise, Renault Trucks utilise par exemple Microsoft Hololens pour redéfinir totalement le métier de contrôleur qualité : le jumeau numérique du moteur du camion est projeté en trois dimensions « par dessus » le moteur physique et met en évidence, de manière très visuelle, les parties à contrôler.

Rendue possible par la multiplication des appareils photos miniaturisés partout dans le monde et par les progrès des techniques de modélisation, cette multiplication des jumeaux numériques revêt déjà plusieurs formes, et les usages industriels se multiplient : création de doubles numériques de certaines machines industrielles pour en faciliter l’entretien et prévenir les accidents, ainsi que les faire communiquer entre elles – ce que fait l’entreprise GE.

 

Un incontournable des grands projets

Dans le domaine du bâtiment, le BIM (Building Information Modeling) utilise des processus de simulation qui peuvent également être décrits comme une couche d’un potentiel Mirrorworld. Il rend possible d’extraire des zones de bâtiments en 3D, à 2,5 cm de précision et facilite grandement l’exploitation des infrastructures par l’ensemble des corps de métier. À Amsterdam, l’analyse et la maintenance d’un pont en acier inoxydable, imprimé en 3D, sera effectuée via un jumeau numérique permettant de modéliser les différentes pressions auxquelles le pont est exposé (force du vent, passage piétons, usure des matériaux…).

En France, la SNCF a lancé un projet très ambitieux : créer un jumeau numérique de l’ensemble du réseau ferroviaire, une première mondiale pour des infrastructures de cette ampleur. La création de doubles numériques des gares, afin d’en faciliter la gestion, s’inscrit dans cette stratégie globale. Un dernier exemple est à trouver à Paris, où la numérisation des 2 400 km d’égouts permettra à terme de réduire les interventions humaines.

Le Mirrorworld impacte potentiellement une sphère beaucoup plus large que le monde industriel et productif. La réalité augmentée permet de « charger » différents espaces de travail, accessibles depuis le monde entier : des bureaux virtuels avec autant d’écrans que souhaités, mais aussi des espaces de prototypage ou des programmes de formation. Dans des contextes opérationnels (réparation d’un bâtiment ou d’une machine par exemple, ou sur terrain de conflit militaire), les casques de réalité virtuelle permettraient d’enrichir l’environnement d’informations mises à jour en temps réel. Homme-machine, homme-homme ou machine-machine, quelle que soit sa forme, le travail en collaboration s’en trouve facilité.

 

Le Mirrorworld, une ambition ancienne ?

L’histoire du monde-miroir remonte toutefois plus loin que l’article de Wired. En 1993 déjà, David Gelertner, informaticien à Yale University, inventait l’expression dans son ouvrage Mirror worlds, cette fois à propos du Web, avec un sous-titre évocateur : « mettre l’univers dans une boîte à chaussures ». Plus éloigné des considérations technologiques actuelles, la modernité a largement fait prospérer l’idée d’une représentation du monde permettant de mieux le connaître, le calculer et, in fine, le contrôler : Leibniz, philosophe allemand du 17ème siècle, avait pour grand projet de caractériser logiquement l’ensemble des objets du monde afin de pouvoir effectuer des calculs non ambigus sur les choses.

 

Numériser une planète en danger ?

Comme c’est le cas de n’importe quel travail de cartographie, le Mirrorworld soulève la question de la représentation du monde : qui le représente ? Selon quelles subjectivités ? Certains objets du monde méritent-ils plus que d’autres d’être numérisés ? La question des biais dans le big data n’est pas neuve, mais elle semble prendre ici une acuité nouvelle.

Enfin, le coût écologique d’une numérisation à grande échelle de la planète se pose. L’immatérialité et l’efficience promise par les acteurs du numérique ne les rendent pas écologiques par nature, loin de là, comme le rappelait L’agenda pour un futur numérique et écologique publié par la FING et Transitionsen mars 2019. Au contraire, l’empreinte écologique du numérique ne cesse d’augmenter et il ne sera sûrement pas possible de construire suffisamment de capteurs et d’accumuler assez d’énergie pour « mettre en données » la planète. Il est d’ailleurs assez frappant de remarquer la conjonction du zèle pour le Mirrorworld et la conscience montante des questions écologiques : la recherche d’un « autre monde » – ce que Bruno Latour appelle l’attirance pour le Hors-Sol – est une des formes de réaction au problème écologique, une forme de fuite en avant vers un autre espace.

Les applications du monde-miroir vont sûrement – et c’est déjà le cas – révolutionner beaucoup d’aspects de notre existence et de nos travaux. Mais le fantasme d’un autre monde est sûrement à enlever de l’équation.

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