Cette table ronde, animée par la journaliste Dominique Pialot, a réuni quatre spécialistes des énergies : Victorien Erussard, Fondateur et Capitaine d’Energy Observer, Cédric Leonard, Conseiller études prospectives à la Direction économie du système électrique de RTE, Markus Popp, Directeur de la marque Omexom, chez VINCI Energies et Charlotte Roule, Chief Strategy Officer chez ENGIE.
Le rôle central de l’électrification des process industriels
Le réel rebond industriel observé en 2021 avec la création nette de 120 nouvelles usines en France, la création de 32 000 emplois et la relocalisation de 87 unités de production n’est pas près de compenser la forte désindustrialisation du pays ces 30 dernières années portant la part de l’industrie dans le PIB de 16% en 1990 à 10% aujourd’hui. Pourtant, dans un contexte marqué par la crise du Covid puis la guerre en Ukraine, la dépendance de l’industrie à ses sources d’approvisionnement énergétiques se fait déjà sentir.
Parallèlement, l’enjeu de la décarbonation de l’économie porté par l’objectif de l’Union européenne, qui vise la neutralité carbone à horizon 2050, soumet le mix énergétique français à de fortes tensions avec une montée en puissance de l’électrification, notamment des process de l’industrie manufacturière responsable de 18% des émissions de gaz à effet de serre. Le pays, dont 27% du mix est aujourd’hui électrique, vise en effet les 55% en 2050.
L’électricité est donc appelée à jouer un rôle central dans cette décarbonation de l’économie en général et de l’industrie en particulier. L’électricité représente aujourd’hui de l’ordre de 35% de la consommation finale d’énergie dans l’industrie et cette part a vocation à augmenter de façon important, via l’électrification de différents types de procédés, par exemple pour la production de chaleur, estime Cédric Leonard de RTE. Ce type de conversion offre de bien meilleurs rendements avec, à la clé, une baisse sensible de la consommation d’énergie et une forte réduction des émissions de CO2, grâce au mix électrique bas-carbone dont dispose la France. L’industrie pourrait ainsi voir la part de l’électricité passer à 70% de sa consommation finale d’énergie, hors hydrogène produit par électrolyse, précise Cédric Leonard.
Les alternatives aux énergies fossiles
Dans un des scénarios établis par RTE, qui table sur une part de l’industrie dans le PIB de 12%, la consommation d’électricité supplémentaire nécessaire serait de l’ordre de 100 térawatts-heures par an, soit de l’ordre de 20% de l’électricité totale produite en France actuellement. Du point de vue des émissions de gaz à effet de serre, la relocalisation d’activités industrielles en France reposant sur un approvisionnement énergétique basé sur l’électricité est nettement bénéfique car la France dispose d’un mix électrique beaucoup moins carboné que celui de nombreux pays exportateurs de biens vers la France. Cet avantage « carbone » devrait perdurer, notamment en comparaison de pays ayant desdes ambitions plus lointaines en matière de neutralité carbone.
Toutefois, ce mouvement d’électrification reste un process difficile à mettre en œuvre. Tout un travail doit être fait sur des alternatives aux énergies fossiles comme le biométhane ou l’hydrogène vert, relève Charlotte Roule d’ENGIE qui ajoute qu’il sera difficile également de faire l’économie d’une réflexion sur les usages. L’énergéticien s’est cependant donné comme objectif une réduction totale de 46 millions de tonnes par an des émissions de CO2 de ses clients à horizon 2030. ENGIE prépare ainsi la baisse de 15% des émissions de l’équipementier automobile Faurecia, en développant notamment la production d’énergie solaire sur site. Le groupe énergétique collabore aussi avec le fabricant de produits laitiers Yoplait pour récupérer une partie de la chaleur fatale émise sur son site de Vienne (Isère) qui couvre aujourd’hui 60% des besoins en chauffage de 800 logements sociaux et d’une école à proximité.
Mais l’électrification des procédés industriels nécessite aussi des infrastructures et notamment un réseau électrique adaptés. Markus Popp évoque ainsi des projets structurants pouvant accompagner ce mouvement, tels le projet FAB (France – Aurigny – Grande-Bretagne), une nouvelle liaison électrique sous-marine et souterraine entre la France et la Grande-Bretagne et, à une autre échelle, le chantier de renforcement du réseau en Bretagne, deux projets sur lesquels a travaillé Omexom, spécialiste des solutions électriques (VINCI Energies) pour le compte de RTE.
L’hydrogène au service du commerce mondial
Avec Victorien Erussard, Fondateur et Capitaine d’Energy Observer, un navire laboratoire qui depuis 2017 teste des technologies innovantes à moindre impact environnemental, le débat s’est orienté vers la question spécifique de la décarbonation du fret maritime. Véritable smart grid flottant, Energy Observer évalue en situation réelle la performance d’éoliennes, de panneaux photovoltaïques, de moteurs électriques réversibles et de stockages d’énergie à court mais aussi à long terme avec de l’hydrogène produit par l’électrolyse d’eau de mer via des ailes rotatives autoportées. Ces dernières permettent déjà de réduire de 40% la consommation d’énergie pour une navigation à 12 nœuds.
Avec Energy Observer 2, le projet passe à l’échelle en visant le marché du transport de marchandises, qui représente 10,7 milliards de tonnes de fret par an. Long de 120 mètres, ce cargo alimenté par de l’hydrogène liquide pourra transporter jusqu’à 5 000 tonnes de marchandises. Reste toutefois, selon Victorien Erussard, à accélérer le développement des infrastructures portuaires tant en termes de recharge électrique que de distribution d’hydrogène.
L’hydrogène vert jouera de fait un rôle essentiel dans la réindustrialisation décarbonée. Mais à quel prix ? Pour tirer vers le bas des coûts actuellement élevés, il va falloir développer des hubs de production régionaux et les interconnecter, note Charlotte Roule dont la société ENGIE prévoit d’ici 2030 de produire 4 GigaWatt d’hydrogène vert, de construire 700 kilomètres de réseaux de transport et de se doter d’une capacité de stockage d’un térawatt.
Cependant, Cédric Leonard soulève à ce propos la question de la localisation de la production d’hydrogène. Une production d’hydrogène localisée dans les bassins de consommation d’hydrogène présente l’intérêt d’éviter le développement d’infrastructures de réseau d’hydrogène mais par contre peut nécessiter des renforcements du réseau électrique pour alimenter les électrolyseurs en électricité. Une étude en cours entre RTE et GRTgaz permettra d’éclairer les enjeux associés. En attendant, ENGIE a misé, pour le compte de Total Energies, sur une production in situ en développant le projet Masshylia, le plus grand site de production d’hydrogène renouvelable de France alimenté par des fermes solaires et capable de produire 5 tonnes d’hydrogène vert par jour afin de répondre aux besoins de production de biocarburants de la bioraffinerie Total de La Mède (Bouches-du-Rhône).
De gigantesques défis à relever
Mais cette transformation du mix énergétique qui doit mener d’ici 2050 à une consommation d’énergie à 55% d’origine électrique soulève un défi important. A l’horizon 2050-2060, l’essentiel des réacteurs du parc nucléaire français actuel, qui produit aujourd’hui 70% de l’électricité du pays, sera fermé pour des questions de durée de vie. Il est nécessaire dès aujourd’hui de préparer le développement de la production d’électricité bas-carbone pour faire face à l’augmentation des besoins d’électricité et la baisse inéluctable de la production du parc nucléaire existant, remarque Cédric Leonard. Dans ce contexte, le développement des énergies renouvelables est indispensable, les délais et rythme de constructions de nouveaux réacteurs n’étant pas suffisants pour couvrir l’ensemble des besoins d’électricité décarboné. L’intégration des énergies renouvelables dont la production est variable incite à faire un effort en matière de de modulation de la consommation. La modulation de la consommation d’électricité pour alimenter les électrolyseurs, en se basant sur des capacités de stockage d’hydrogène représente un levier important de flexibilité.
La réindustrialisation offre aussi l’opportunité de développer l’effacement de consommation de consommateurs industriels lors des périodes de pointe.
Si tous les acteurs du marché de l’énergie s’entendent pour faire d’une coopération accrue la condition du succès de la transformation du mix énergétique, ils s’accordent également pour estimer que celle-ci ne suffira pas si un cadre réglementaire clair n’est pas défini. En l’espèce, selon Charlotte Roule, le chemin que prend l’Europe en la matière est une bonne chose.
Le cycle industrie et territoire bas-carbone est organisé par Leonard en partenariat avec VALGO, Energy Observer Foundation, OPEO Conseil et la Société d’Encouragement pour l’Industrie Nationale.
Rendez-vous le 22 juin prochain pour le dernier événement du cycle, « Les nouvelles géographies de la réindustrialisation », avec :
– Anaïs Voy-Gillis, Géographe, experte Industrie
– Isabelle Patrier, Directrice France – TotalEnergies
– François Bouché, Président Directeur Général – Valgo
Modération par Grégory Richa, Partner – Opéo Conseil
— Cet événement est organisé dans le cadre du festival Building Beyond, qui a, à l’occasion de sa cinquième édition, pour thème « Villes et territoires | Le visible et l’invisible »
20 débats sur les grands enjeux urbains du moment, ateliers et performances pour imaginer ensemble le futur des villes et des territoires. Programme et inscriptions sur www.buildingbeyond.fr