Quelles infrastructures à l’âge des zombies ?

« Les ruines et les moments de rupture rendent les infrastructures visibles aux yeux de tous », écrivaient récemment des anthropologues américains dans la revue universitaire Science, Technology & Human Values. Serait-ce là le principal apport à la réflexion collective des films et séries de zombies qui n’en finissent plus de fleurir ?
Photo by Lisa Bettany from flickr

Figure évoquant notre « fantasme de la mort contagieuse” (et curiosité anthropologique bien réelle en Haïti), le zombie ne cesse de crever nos écrans : un décompte récent fait état de plus de 50 films et séries les mettant en scène, depuis moins de cinq ans. Cette omniprésence, couronnée par la présence de deux films sur les zombies au Festival de Cannes, dont un en ouverture, ouvre la voie à de nombreuses interprétations – par exemple, les zombies reflèteraient nos sociétés “emprisonnées elles-mêmes dans leur présent”. Les questionnements sont parfois plus concrets : “Combien de temps nos infrastructures peuvent-elles durer dans le cas d’une apocalypse zombie ?”, se demandent ainsi certains forumeurs américains. C’est que la métaphore zombie, parmi toutes les exégèses qu’elle suscite, nous invite avant tout à interroger la résilience de nos systèmes économiques et sociaux. Comment résistons-nous collectivement aux menaces calamiteuses ? Il n’est ainsi pas anodin que le zombie soit utilisé par le Centre pour le contrôle et la prévention des maladies étasunien afin de détailler ses mesures de préparation à toutes sortes de catastrophes…

 

Bienvenue dans la « géographie zombie »

À vrai dire, à l’âge industriel, le thème du désastre n’a jamais vraiment quitté l’imaginaire collectif. Mais les événements catastrophiques (accident nucléaire, naufrage d’un bateau, marée noire, tsunami ou incendies, attaque terroriste) semblent à présent se succéder sans fin sur nos écrans. Le discours sur la possibilité d’un effondrement généralisé de nos sociétés s’est même mainstreamisé (la collapsologie a ainsi été élue « tendance de l’année 2019 »…). La prolifération de la culture zombie ne serait-elle donc qu’un prétexte pour aborder avec douceur la question bien réelle : que faire après la fin de notre monde ?

Au cinéma, la science-fiction post-apocalyptique, « post-apo » pour les intimes, n’a pas attendu la mise à l’agenda du dérèglement climatique pour faire ses preuves. Mais on note tout de même que l’on trouve de plus en plus de zombies sur les affiches. Or, pour George Romero, « le » père du zombie au cinéma, ces monstres seraient nos doubles refoulés dont les invasions sont le miroir de nos craintes collectives. Et les zombies, aujourd’hui, incarnent avant tout les incidences de la menace environnementale. La preuve en est avec les morts-vivants de Game of Thrones (la menace d’un hiver interminable) ou aux goules qui ont donc, avec Jim Jarmusch, ouvert le festival de Cannes (la menace d’un dérèglement climatique et social global, due en l’occurrence à l’exploitation minière, par fracturation hydraulique, pratiquée par les États-Unis aux pôles).

Avec The Walking Dead, « la » série du survivalisme et de la déambulation parmi les vestiges épars de civilisation, on tenait déjà l’icône incontestée de ce que le chercheur Manouk Borzakian a récemment appelé la « géographie zombie » : un monde en ruines instables, dans lesquels les acteurs (nous) développent des « stratégies diverses pour survivre et, si possible, redonnent du sens à leur environnement et « refont le monde » ».

Les infrastructures comptent, avant et après l’apocalypse

Ce type de topographies post-apocalyptiques, où se mêlent les tropes de la ville en ruine, des routes abandonnées ou des espaces clôturés, n’est pas éloignée de la logique post-industrielle de la désagrégation, toute entière incarnée par une ville comme Detroit. L’ex « motor city » n’a-t-elle pas connu la désertification progressive de tous ses espaces de vie en commun (gares, transports collectifs, bibliothèques, magasins, commerces, écoles, commissariats) et même des logements de son plein centre ? Elle a paru devenir une authentique ville-fantôme, à l’image des villes minières abandonnées après les « ruées » ou des innombrables « villes-mortes » qui peuplent la fiction occidentale dès le tournant du XXème siècle. Elle a, et ce n’est pas un hasard, aussi été un lieu avéré de tournage de films de zombies !

Detroit est pourtant une ville aujourd’hui bien vivante. Alors, au-delà de l’apocalypse, la pop culture zombie pourrait-elle aussi mettre sur le grill la question de la reconstruction ? C’est ce que propose en tout cas un essai du chercheur australien Christian B. Long, qui montre que la question de rebâtir rapidement des infrastructures de transport après une invasion zombie renvoie à la peur, bien visible aux États-Unis, de la dégénérescence, faute de moyens, des réseaux routiers. Certains romanciers voient ainsi l’apocalypse zombie comme une occasion de glorifier ces ascenseurs, trains, ponts, tunnels, inertes et y compris vieillissants, comme des miracles ordinaires trop souvent négligés. Et si la menace apocalyptique permettait, au moins, de remettre la question des infrastructures qui sous-tendent nos vies sociales au cœur des enjeux ?

Comment, dès lors, bâtir dans ce monde post-industriel qui a intégré la possibilité de sa propre destruction ? Quels sont les nouveaux imaginaires et perspectives pour ses habitants ? Au-delà de Blade Runner, Los Angeles et l’imagination du désastre vient de paraître en français près de 30 ans après sa parution américaine. Le sociologue Mike Davis y évoque le risque du contrôle urbain et de l’« écologie de la peur », avec l’avènement de mégapoles cloisonnant ses populations et surveillant, grâce aux dispositifs intelligents ornant son architecture, ses infrastructures et son mobilier urbain. À l’ère-zombie, la peur n’est en effet pas la moindre des émotions collectives…

Partager l'article sur